Cannes 2022 : ARMAGEDDON TIME / Critique

19-05-2022 - 20:30 - Par

Cannes 2022 : ARMAGEDDON TIME / Critique

De James Gray. Sélection officielle, compétition.

 

James Gray revient sur deux mois fondateurs de son enfance. Après la transcendance d’AD ASTRA, l’appel à lutter contre l’injustice. Hanté et bouleversant.

« Ne sois pas nerveux, sois audacieux », intime son grand-père (Anthony Hopkins) au jeune Paul (Banks Repeta, une révélation). Ça n’aura peut-être rien d’évident, mais pour James Gray, ARMAGEDDON TIME relève de la plus grande des audaces. Ce cinéaste qui, depuis près de trente ans, officie sans frime mais avec élégance, opère avec son huitième long-métrage un geste radical : il parle de lui. Mieux : il se raconte. Si son cinéma a évidemment toujours été hautement personnel, explorant au gré des films son héritage familial, ses racines d’immigrant russe, sa judéité, les défis de la fraternité et, de manière plus indirecte sa masculinité, jamais ne s’était-il autant directement révélé et mis à nu. Car ARMAGEDDON TIME, que l’on comparera forcément beaucoup aux 400 COUPS, relit son enfance et particulièrement ces deux mois fondateurs juste avant l’élection de Ronald Reagan où il entre en sixième et rencontre Jonathan (Jaylin Webb), Noir d’un quartier pauvre vivant avec une grand-mère malade. Leur amitié frappe comme un coup de foudre, autour de quelques passions communes – la musique, l’exploration spatiale. Viennent alors les bêtises et, pour Paul, la sentence : il doit quitter l’école publique et entrer dans un établissement privé huppé censé lui assurer un avenir. Son amitié avec Jonathan pourra-t-elle y survivre ?

Chez James Gray, l’ampleur émerge de l’intimisme, la retenue engendre des tumultes d’émotions. Et d’un cadre très intime et personnel naît ici la sensation de n’avoir jamais vu Gray aussi romanesque, même si son œuvre a toujours tout eu du Grand Roman Américain. Si « À l’Est d’Eden » de Steinbeck suintait de LA NUIT NOUS APPARTIENT, c’est bien Tom Sawyer et Huckleberry Finn que l’on croirait ressuscités dans ARMAGEDDON TIME. Dès sa première scène, qui encapsule en quelques minutes presque tout le film, James Gray parvient à une vérité folle de l’enfance, à ses gestes et à ses jeux, dans les visages expressifs de ses jeunes acteurs, dans ce talent à mettre en scène avec tendresse et humour leur insolence et leurs révoltes – magnifiques cadrages de Darius Khondji sur leurs visages, leurs regards aussi assurés qu’apeurés. Il filme cet âge où le monde n’a pas encore contaminé tous les enfants, où certains n’ont pas encore embrassé les étiquettes, les rejets et les colères des adultes. Où on cherche « seulement à faire rire » les copains. Pourtant, tout autour d’eux, le racisme, la lutte des classes et l’injustice opèrent déjà, tapis dans l’ombre, dans les mots biaisés d’un professeur, les remarques d’un parent au dîner, les petites phrases d’autres élèves. Ce que raconte James Gray de son enfance n’a rien de nostalgique. Film hanté dont les fantômes ne sont pas uniquement humains, ARMAGEDDON TIME confronte le cinéaste à ses propres fautes, aux erreurs du passé, à ce qu’il aurait aimé faire, dire et être, à ses résignations coupables, à ses rêves de grandeur aussi, nourris par une Amérique droguée à la réussite. De cet autoportrait très juste – on retrouve l’homme qu’on connaît en interview et l’artiste à contre-courant – émane un inévitable souffle méta assez cruel, mais jamais amer, sur sa propre carrière.

Surtout, ARMAGEDDON TIME, contraire absolu du film de « sauveur blanc », observe les privilèges et le masque trompeur de la méritocratie avec une dureté juste et pertinente. Si les idées de déterminisme et de lutte des classes ont traversé tout son cinéma depuis LITTLE ODESSA, jamais James Gray n’avait semblé aussi incisif dans son discours politique, liant évidemment le début de l’ère Reagan au trumpisme et à la résurgence actuelle des populismes. « N’oublie jamais le passé, il pourrait bien revenir », entend-on ici. Alors en remède aux cancers qui rongent le monde, James Gray, qui dans AD ASTRA plaçait sa foi dans la résilience et la transcendance, modèle ses jeunes années en conte moral à l’attention de tous ceux qui, encore aujourd’hui, se sentent démunis devant l’injustice. Ce qui, chez un autre, tirerait vers le prêchi prêcha atteint chez James Gray une vérité terrassante. Peut-être parce que ARMAGEDDON TIME infuse dans une certaine douceur – avec quelques effusions de colère –, un flot narratif presque dénué d’intrigue. Gray filme le quotidien, le banal, comme il le ferait de l’extraordinaire. Pour la première fois totalement dépouillé des oripeaux du cinéma de genre, entièrement versé dans ce mélodrame familial qu’il maîtrise à la perfection, il va encore un peu plus loin dans la véracité des sentiments, un naturalisme du cœur qui le place largement au-dessus de bien des cinéastes. Chez lui, un simple contre-champ sur un grand-père assis sur un lit engendre les larmes. « C’est dur de lutter, hein ? Continue d’essayer, ne renonce rien à ces salauds. » Il y a quelque chose de rassurant qu’un tel cinéaste, encore trop peu reconnu à sa juste valeur, ne baisse pas les armes.

De James Gray. Avec Banks Repeta, Jaylin Webb, Anne Hathaway, Jeremy Strong, Anthony Hopkins. États-Unis. 1h55. Prochainement

 

 

 

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