Cannes 2022 : LA FEMME DE TCHAÏKOVSKI / Critique

19-05-2022 - 12:50 - Par

Cannes 2022 : LA FEMME DE TCHAÏKOVSKI / Critique

De Kirill Serebrennikov. Sélection officielle, compétition

 

Avec ce mélo cruel et âpre, Serebrennikov tord et retord le film en costumes jusqu’à la folie. Plastiquement fou, émotionnellement un peu court.

La marginalité est le grand sujet du travail de Kirill Serebrennikov. Sur grand écran ou sur scène, son univers se déploie toujours autour de figures qui, lentement mais sérieusement, dérivent de la norme à la marge et finissent irrépressiblement par perdre pied avec la réalité, jusqu’à vivre en eux-mêmes. L’ado pris d’une crise mystique du DISCIPLE ; Victor Tsoï, le chanteur rock de la Russie soviétique des 80’s de LETO ; Petrov et sa fièvre et aujourd’hui donc, Antonina Miliukova, femme éplorée et amoureuse jusqu’au déni de soi de Tchaïkovski. Comme tous les héros de Serebrennikov, Antonina est un mystère, un personnage insondable dont le comportement est à la fois une preuve folle de sa liberté mais aussi une lente autodestruction. Le film s’ouvre par sa déchéance. Littéralement glauque (un mélange de verdâtre et de gris), le film fait corps avec cette femme amaigrie, corsetée dans une robe de deuil, le visage masqué derrière un voile noir, squelette mené au chevet du corps de son mari. La reconstitution de la Russie du XIXe est splendide, vivante, bruissante, quasi odorante avec cette caméra virtuose propre à Serebrennikov. Soudain le corps mort se réveille d’un bond et poursuit de sa haine cette femme éplorée. Bascule mentale et flou artistique qui déboussolent le spectateur. Vraiment ?

C’est là où les choses se compliquent. Plastiquement très abouti, ce nouvel opus du réalisateur russe montre déjà les limites d’une petite entreprise de cinéma hyper contemporaine qui use et abuse toujours un peu des mêmes effets. Si le faux classicisme de LETO trouvait dans ses envolées rageuses et mentales un contrepoint euphorisant, ici tout est une entreprise de démolition, une sorte de rictus moderne qui écrase son héroïne dingue d’amour d’un symbolisme, d’un dolorisme et d’une déraison dont le spectateur devrait jouir. Une sorte de cinéma de martyr traversé d’images cauchemardesques, un baroquisme uniquement au service de lui-même. On observe cette femme s’enfoncer dans le déni, ne pas comprendre ce qui se joue et comment on se joue d’elle (c’est aussi le récit d’une homosexualité tenue secrète que Serebrennikov filme comme un cercle d’initiés goguenards) et on a, petit à petit, le sentiment désagréable que rien ne vit, rien ne respire vraiment ici. La beauté et l’inventivité formelle de Serebrennikov sont comme des paravents, des tentures magnifiques qui nous tiennent un peu éloignés de cette femme, réduite à l’état de pantin, chair à pâté d’un cinéma qui se délecte de sa propre cruauté. Marchant dans les pas du baroque à la bougie de Sokourov et de Josef Von Sternberg, dont la sublime IMPÉRATRICE ROUGE est citée dans une séquence magnifique de mariage, Serebrennikov passe hélas un peu à côté de la force de ce cinéma qui réussissait constamment à lier la beauté des images avec le cœur battant ou battu des personnages. Là où la virtuosité de Sokourov procure l’ivresse des personnages, là où le baroquisme de Sternberg était un écrin pour révéler et sublimer l’âme, par trop d’effets de manche et d’un regard surplombant, celui de Serebrennikov l’asphyxie et l’éteint.

De Kirill Serebrennikov avec Odin Lund Biron, Alyona Mikhailova, Ekaterina Ermishina. 2h23. Russie. Prochainement

 

 

 

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