NOPE : chronique / analyse

09-08-2022 - 15:55 - Par

NOPE : chronique / analyse

Pour son troisième film, et accessoirement son meilleur et son plus ambitieux, Jordan Peele orchestre une chasse à l’OVNI et réinvente le genre en y insufflant une critique de notre rapport aux images. Audacieux pour un film spectaculaire qui se voit sur le plus grand écran possible. ATTENTION SPOILERS

 

L’invisibilisation des Afro-américains et la vision biaisée qu’en renvoie le divertissement préoccupent le réalisateur Jordan Peele. L’Histoire et les images ayant été perpétuées aux États-Unis par un seul type de storytellers – des hommes blancs et hétérosexuels en gros –, le profil relayé de l’Amérique n’est pas la réalité de l’Amérique. Une figure rare et forte reprend peu à peu possession des images : le cowboy ou cavalier noir. Il s’agit de l’exemple type d’une réalité historique effacée de l’imagerie fondatrice des États-Unis, notamment par les films qui ont fait des cowboys des figures tutélaires de l’Amérique blanche et virile. Côté musique, avec le clip « Old Town Road » (cinq minutes de western dans les suburbs et 650 millions de vues), Lil Nas X, rappeur et icone gay, a remis le cowboy noir au centre de la pop culture ; au cinéma, une poignée de films ont revendiqué cette même figure, comme BULL d’Annie Silverstein ou THE HARDER THEY FALL de Jaymes Samuel. Les Compton Cowboys, Afro-américains qui ont adopté le mode de vie des cowboys au beau milieu d’un des quartiers les plus dangereux de Los Angeles, et les Black Cowboys de New York connaissent aujourd’hui un regain d’intérêt médiatique. Après tout, un tiers de la population de la conquête de l’Ouest était afro-américaine, mais pas grand-monde ne le sait, car personne ne l’a vraiment consigné dans les livres. Pour Jordan Peele, l’une des invisibilisations emblématiques date de 1878. À l’époque, le vieux Britannique Eadweard Muybridge est engagé pour décomposer le galop du cheval via des photos prises à tout petits intervalles réguliers, grâce à des chambres photographiques actionnées par le torse de la bête lors de sa course. Le but ? Déterminer si cette dernière a, à un moment, les quatre pattes en l’air. Muybridge devint le pape de la zoopraxographie, ses films décomposant les mouvements équins furent conservés pour la postérité… mais – et c’est là où le bât blesse pour Jordan Peele – qui se souvient du cavalier noir sur le plus fameux d’entre eux ?

Personne. Alors, dans NOPE, il lui invente un nom – Alistair A. Haywood – et des descendants qui cultivent sa mémoire. Le vieux Haywood (joué par Keith David, révélé par THE THING de Carpenter) est comme son ancêtre : un cavalier émérite. Alistair était « la première star de cinéma noire », « le premier cascadeur », d’une certaine manière ; Otis Haywood est lui aussi un pionnier : il est le premier et seul éleveur noir de chevaux à travailler pour Hollywood. Il a monté son entreprise, dans un grand ranch au milieu de nulle part, décoré de posters de westerns avec Sidney Poitier et Harry Bellafonte. Sa passion, il la partage avec son fils OJ (Daniel Kaluuya dont le stoïcisme, hilarant, fait des ravages) qui est garant lui aussi de cet héritage familial. Un jour comme tous les autres, en plein entraînement, des ondes étranges viennent affaiblir les signaux électriques, puis s’abat avec une force dantesque sur le ranch une pluie d’objets dont l’un transperce l’œil d’Otis et lui éclate le cerveau. C’est la première interaction d’OJ, témoin du drame, avec un OVNI gigantesque qui élit domicile dans le ciel et dont il va chercher à décoder le mouvement et les motivations.

NOPE a de singulier de prendre à contrepied la mécanique huilée des films commerciaux actuels. Notamment parce qu’il revient aux structures narratives surprenantes du Spielberg des années 70 et 80, qu’il ne s’embarrasse de quasiment aucune exposition – on apprendra à connaître les personnages et leur historique plus tard (quoique Christopher Nolan reste avec TENET par exemple le grand maître du in media res) – et que l’enjeu du film subvertit ceux auxquels se confrontent les héros types de science-fiction. En même temps, c’est tout le principe du cinéma de Jordan Peele : démontrer que si l’on change l’identité du personnage principal d’un film, s’il ne roule pas sur les mêmes sempiternels tropes recyclés par les mêmes cinéastes depuis des décennies, alors l’histoire prendra naturellement des voies inédites, génèrera des images jamais ou rarement vues et le genre – le film d’invasion extraterrestre ici, le film d’horreur dans GET OUT ou US, le récit fantastique dans LOVECRAFT COUNTRY – trouvera de lui-même un nouveau souffle. Dans NOPE, OJ et sa sœur Emerald (Keke Palmer) ne veulent pas sauver le monde de l’invasion extraterrestre, mais ils veulent photographier l’OVNI et être les premiers à le faire. Le cliché, dont ils seront à jamais propriétaires, leur apportera célébrité et argent. Emerald, qui est plus ancrée dans les mécanismes de représentation actuels – elle maîtrise les réseaux sociaux, la viralité et l’auto-communication –, y voit en tout cas un visa pour la gloire en même temps qu’une manière de maintenir à flot le business des Haywood – ce qui reste la prérogative de son frère, plus désengagé du tout-image contemporain. Car depuis que Otis Senior est mort, les affaires périclitent. Otis Junior n’inspire pas la confiance de l’industrie comme son père. Il ne parvient pas à s’imposer sur un tournage ni à protéger ses bêtes des méthodes malpolies et de l’exploitation atavique de ces gens d’Hollywood. Avec son cheval, stressé et pressé, il reste une quantité négligeable du plateau de ce réalisateur exaspéré joué par Oz Perkins, fils d’Anthony Perkins, figure méta du népotisme sur lequel prospère le milieu. Quand un technicien tend un miroir au cheval, son propre reflet de bête asservie aux humains, sacrifiée sur l’autel du grand spectacle, le rend incontrôlable.

Ce que NOPE raconte en 2h10 de chasse à l’OVNI, c’est le rapport du spectateur à l’image spectaculaire et ce qu’il est prêt à occulter de souffrances et d’injustice pour son propre plaisir. Le film s’ouvre sur l’audio d’une scène de la sitcom GORDY’S HOME, où une famille américaine fête l’anniversaire du fameux Gordy. Est révélé, par d’élusives images d’abord, que Gordy est un chimpanzé-acteur qui, en plein tournage en public, est devenu incontrôlable et s’en est pris à l’équipe et aux comédiens. Opprimée, elle aussi sacrifiée sur l’autel du divertissement, la bête s’est soudain vengée. Première provocation de Jordan Peele à l’encontre de son public : ne pas vraiment lui montrer la scène et créer une frustration. Ce dialogue permanent entre les images montrées et celles fantasmées par le public parcourt le film et interroge en permanence notre voyeurisme – et rappelle d’ailleurs la manière dont Steven Spielberg fait monter le suspense dans LES DENTS DE LA MER par exemple. Parce que rien n’a changé dans la nature profonde de l’être humain, Peele établit un pont temporel, visuel et thématique, entre Barnum et Youtube, analysant et critiquant notre fascination morbide pour les situations qui dégénèrent et qui créent du spectaculaire – la scène la plus hypnotique du film, qui n’est autre que l’agonie de la créature extraterrestre, rappelant l’image d’un dirigeable crevé prêt à s’écraser sur terre. L’OVNI de NOPE ne souffre d’être regardé en face : dès lors, il kidnappe ses victimes, les punissant de leur curiosité. Il les happe, générant une situation inédite : l’objet spectaculaire ne peut être admiré sous peine de mourir. Le regarder indirectement, via la pellicule, est donc le seul moyen de se l’approprier. Il n’est pas anodin que les trois protagonistes du film soient deux personnages noirs (dont une lesbienne) et un garçon latino (incarné par Brandon Perea), soient les profils les plus sacrifiés dans les films d’horreur hollywoodiens avant que les voix minoritaires se multiplient derrière la caméra, depuis quelques années.

NOPE veut (et y parvient) dessiner les contours de notre rapport intime au spectacle. Ainsi Jupe (Steven Yeun), ancien enfant-star de cinéma, possède aujourd’hui un parc d’attractions aux thématiques « Conquête de l’Ouest » à côté du ranch des Haywood. Il y a plus de vingt ans, alors qu’il n’était qu’un enfant, Jupe jouait dans GORDY’S HOME. Il se souvient de l’accident avec un détachement étrange, presque une tendresse. Dans un flashback éclair dont NOPE a le secret, davantage d’images de l’attaque du singe nous parviennent. Effet Koulechov spectaculaire (et preuve que Jordan Peele est en pleine possession de ses moyens de storyteller visuel) : le retour au présent sur le visage inchangé de Steven Yeun déchire le film de la violence encore vivace du traumatisme. Jupe a tout gardé de cette période hollywoodienne : des objets du tournage, des photos encadrées. La ferveur morbide autour de GORDY’S HOME est telle, toujours aujourd’hui, qu’il a créé une pièce mausolée que certains fans peuvent visiter moyennement argent. L’émission humoristique SNL a même recyclé le drame dans un sketch hilarant, raconte-t-il. Car le divertissement américain l’exige : dérision, autodérision, satire, tout est bon pour que le spectacle continue. Le lien fort qui unissait Jupe et Gordy sur ce tournage est celui qui unit deux êtres broyés par la machine hollywoodienne : le premier, jeune asiatique, forcément utilisé par l’industrie comme gimmick, le second usé pour prouver que l’Homme maîtrise et domine tout. Dans ce personnage de Jupe, il y a toute la tristesse d’un petit garçon dont le rapport au spectacle s’est construit par l’humiliation. Reproduisant un schéma de violence une fois devenu adulte, il anime un spectacle opportuniste, reposant sur l’exploitation, l’aliénation et la mise à mort d’autres espèces.

OJ et Emerald, eux, tiennent bon. OJ le sait, une fois qu’il aura photographié l’OVNI, le monde fera ce qu’il sait faire le mieux : se réapproprier leur découverte. De cette conscience aiguë d’être le pionnier d’un secteur qui oubliera probablement son nom, il tire une conscience du bien commun, comme Jordan Peele, fort de succès sans précédents, avoue sans mal se sentir en partie responsable du statut des Afro-américains à Hollywood. Quand le personnage d’un chef opérateur réputé, joué par Michael Wincott, et chargé par Emerald de filmer l’OVNI, devient le symbole de l’expert égocentré et fanatique, voué à disparaître sous le poids de son hubris – une version grinçante et méchante du Roy Neary inventé par Spielberg pour RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE –, Jordan Peele offre à OJ son statut de héros dans une poignée de plans fantasmatiques. NOPE, film d’aventure, critique de la société du spectacle, western d’une modernité ébouriffante, offre aux spectateurs de quoi se laver les yeux des images rincées par les habitudes hollywoodiennes. À l’instar de la musique de Michael Abels, balayant de l’avant-garde au classicisme hollywoodien, ou de la photographie allant des artisanales nuits américaines du chef opérateur Hoyte Van Hoytema aux effets spéciaux les plus sensationnels, NOPE organise le mariage du contemporain et de l’intemporel comme si Jordan Peele s’était donné pour folle mission de psycho-analyser des siècles de rapport aux images. Sans jamais oublier qu’elles ne sont jamais plus spectaculaires que lorsqu’elles ont du sens.

De Jordan Peele. Avec Daniel Kaluuya, Keke Palmer, Steven Yeun, Brandon Perea, Michael Wincott. États-Unis. 2h10. En salles le 10 août

5EtoilesRouges

 

 

 

 

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