Cannes 2023 : KILLERS OF THE FLOWER MOON / Critique

20-05-2023 - 21:45 - Par

Cannes 2023 : KILLERS OF THE FLOWER MOON / Critique

De Martin Scorsese. Sélection officielle, hors compétition

 

Dans une récente interview américaine, Martin Scorsese avouait sa détresse : à 80 ans, il n’a plus qu’une poignée de films à réaliser et encore, pourtant, des tas d’histoires à raconter. Chaque projet devient, comme si c’était le dernier, plus crucial, plus personnel. Il y a d’ailleurs dans KILLERS OF THE FLOWER MOON un bref moment où le quatrième mur tombe et où il apparaît pour exprimer, avec cette voix parmi les plus célèbres du cinéma, une colère rentrée et révoltée. Un geste qui d’une part, semble annoncer la défaite de la fiction face à l’horreur du réel – on pense étrangement à ce qu’a pu faire Spielberg à la fin de LA LISTE DE SCHINDLER : saisissant pour un réalisateur qui a jeté toutes ses forces dans le cinéma-cinéma. D’autre part, cette prise de pouvoir du créateur sur le récit rappelle les codes intrinsèques du roman-enquête du journaliste David Grann, adapté ici, revenant sur les meurtres dans les années 20 de nombreux natifs de la tribu Osage. Sans les narrateurs respectifs, sans leurs voix singulières, cette histoire n’aurait pas été racontée, ni en livre, ni en film. Elle aurait disparu comme d’autres de ce Grand Roman américain que Scorsese ne cesse de tordre et rectifier en en rappelant l’extrême violence. Le massacre des Osage ne sera pas « une tragédie de plus » que le monde finira par oublier. KILLERS n’est pas si loin du miracle de la tradition orale.

KILLERS OF THE FLOWER MOON s’affiche comme le film le plus évidemment politique de Scorsese et le plus sentimental. Après une vie à dépeindre comment l’Amérique s’est construite sur le sang des migrations, les ambitions des voyous et les délires des gangs, l’Italo-américain, ici, peint de biais son portrait des brutes pour déployer celui des victimes. L’empathie et la tendresse qu’il manifeste pour la population Osage et son héroïne Mollie (Lily Gladstone, dans une performance introspective à couper le souffle) et le mépris qu’il respire quand il met en scène les dominants est sans équivoque : devant sa caméra, se déroule sous nos yeux le péché originel – la destruction atavique des Natifs pour prendre possession de leurs biens. Car en Oklahoma, au début du XXe siècle, le peuple Osage occupait des terres généreuses en pétrole. Ils sont ainsi devenus puissants, prospères, assis sur des fortunes, et nourrissent la jalousie des Blancs qui fourmillent autour d’eux, se courbant à leur passage sous le poids d’une hypocrite amabilité. Les femmes osage sont des bons partis. Mollie le sait, elle est l’une d’elles. Elle est courtisée par Ernest (DiCaprio, enlaidi pour une prestation hollywoodienne parfaite), ancien cuistot dans l’infanterie, venu en Oklahoma retrouver son oncle, King (Robert De Niro), le bienfaiteur local décidé à mettre le grapin sur l’argent des Osage. C’est lui qu’on retrouve derrière leur disparition programmée, aidé de ses proches, qui tuent, un à un, stratégiquement, pour que « l’argent coule dans la bonne direction : la nôtre ». Patriarche paternaliste (« J’ai amené les Osage jusqu’au XXe siècle » clame-t-il), faux ami de la population indigène, il est cette suprématie blanche qui ne conçoit aucune concession, aucun compromis et s’octroie tous les droits coloniaux. Homme charismatique – à la mesure du jeu démoniaque de De Niro –, il berne, trompe, et comme tout politicien qui sommeille dans les hommes d’influence, parvient à convaincre que l’oppression d’un peuple signera le salut du sien. À l’époque des Marlboro Men et du Klan rugissant, le talent blanc consistait à « vendre » aux Américains ce qui leur était néfaste. Ainsi, Ernest, rapidement marié à Mollie, applique comme un réflexe le plan de King : la destruction de son propre foyer. À échelle microscopique, c’est bien la tragédie universelle des hommes qui se joue : qui nous monte les uns contre les autres, si ce n’est le capitalisme-roi ? Même à mille lieues de Las Vegas, même à des kilomètres du Copacabana Club de New York, oui, même au fin fond de l’Oklahoma, tout n’est qu’une affaire mafieuse où des hommes, blancs, arrachent aux autres leur rêve américain.

La fin de KILLERS OF THE FLOWER MOON, plus scorsesienne dans ce qu’elle montre des Américains hâbleurs et des manœuvres du FBI, montre l’aisance avec laquelle Scorsese s’est emparé du récit de Grann. À la liberté d’un page turner qui rend le réel sauvagement romanesque, il ajoute la fluidité des images et cette forme insaisissable. Le film change perpétuellement de rythme, de chromie – au détour d’un panoramique, l’image passe du 1:33 Noir & Blanc au scope couleur sans en avoir l’air ; la mise en scène n’est peut-être pas performative mais elle est au service de ce que les comédiens déploient d’émotions – DiCaprio, le mieux servi, a gagné en nuances entre la folie endeuillée de SHUTTER ISLAND et le désespoir amoureux de KILLERS. Car au final, c’est par l’histoire d’un amour tordu et torturé que Scorsese raconte ce grand et noble pays qui doit tout à ses impostures. Purement son cinéma… avec la voix qui tremble.

De Martin Scorsese. Avec Leonardo DiCaprio, Lily Gladstone, Robert De Niro. États-Unis. 3h20. En salles le 18 octobre 2023

 

 
 

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