Interview : Jeffrey Katzenberg, l’attrape-rêves

12-06-2014 - 18:01 - Par

Trois mois avant de venir à Cannes pour DRAGONS 2, le patron de DreamWorks Animation accordait à Cinemateaser une interview totalement exclusive.

Cette interview a été précédemment publiée dans Cinemateaser Magazine n°32 daté de mars 2014

Il a été le maître d’œuvre de l’ascension de DreamWorks parmi les leaders incontestés de l’animation. Généralement discret dans la presse, Jeffrey Katzenberg sort de son silence pour un entretien exclusif avec Cinemateaser. Bienvenue de l’autre côté du rideau hollywoodien, où l’on parle succès, échecs, stratégies commerciales et avenir de l’industrie.

En observant son parcours, d’aucuns diraient que Jeffrey Katzenberg est l’exécutif qui se rapproche le plus de l’incarnation du Roi Midas. À ses débuts dans les années 70 chez Paramount, il fut chargé de ressusciter STAR TREK. Paie ton cadeau. Le résultat ? STAR TREK : LE FILM, plus gros succès au cinéma de la saga jusqu’au reboot de J.J. Abrams en 2009. Puis, engagé par Disney en 1984, alors dernière des grandes majors en termes de recettes au box-office – comme les temps ont changé… –, il entame une cure de jouvence et ravale le sacro-saint département animation, joyau de la couronne au bord de la faillite, en initiant une rafale de classiques : LA PETITE SIRÈNE, LA BELLE ET LA BÊTE, ALADDIN et LE ROI LION – qui reste à ce jour le plus gros hit de Disney au rayon animation. Jusqu’à ce que des désaccords internes le mènent à quitter la maison de Mickey et à créer en 1994 les studios DreamWorks SKG aux côtés de Steven Spielberg et David Geffen. De la branche animation, désormais indépendante, il va faire l’un des leaders du genre, notamment grâce à la saga milliardaire SHREK. Mais peu furent à considérer qu’elle pourrait un jour concurrencer son rival indéfectible, Pixar. Jusqu’à ce printemps 2010 où DreamWorks révèle DRAGONS, sorte d’E.T. des temps modernes, qui opère aux yeux de beaucoup une mue remarquable. Depuis, alors que Pixar subit de plus en plus l’ire des critiques, DreamWorks enchaîne les réussites artistiques indéniables: LES CINQ LÉGENDES, LES CROODS ou TURBO. Aujourd’hui, DreamWorks Animation tente l’un des paris les plus fous de son histoire : devenir une marque pouvant sortir de son giron filmique et investir tous les domaines de l’entertainment. Alors que le studio fêtera dans quelques mois ses vingt ans, Cinemateaser a pu discuter avec Jeffrey Katzenberg du DreamWorks passé, présent et futur. Le plus appréciable avec ce patron qui promeut souvent ses films en conférence – comme lors du Festival de Cannes 2011, pour LES CINQ LÉGENDES – mais qui parle finalement peu à la presse ? Aucun sujet ne le dérange.

Cette année, DreamWorks fête ses 20ans. Avec un peu de recul, quel regard portez-vous sur cette aventure qui a été de créer un studio ?
Cela a été l’aventure de toute une vie ! Je suis très fier de ce que DreamWorks a été capable d’accomplir. Mais plus important encore, je suis très excité par le futur : je suis de nature optimiste et j’ai la nette conviction que nos meilleures années sont à venir.

Comment résumeriez-vous la manière dont DreamWorks Animation a évolué au cours de ces deux décennies?
Je pense que nous avons eu un parcours très intéressant. Cela n’a pas été une ligne droite! (Rires.) Nous avons énormément appris en cours de route et évolué tout autant grâce à ce que nous avons appris. Si vous regardez nos débuts et nos premiers films, ils étaient très différents. Presque expérimentaux en un sens. Nous essayions de trouver ce que nous voulions que la marque DreamWorks représente. Ce que nous souhaitions pour nos films. Quelles valeurs nous désirions que le public associe à DreamWorks. PRINCE D’EGYPTE était un drame très sérieux, FOURMIZ une comédie new-yorkaise très sophistiquée, CHICKEN RUN une satire… Nous explorions, tout simplement. Nous essayions diverses choses. Et puis, en 2001, le Grand Ogre nous a rendu visite !

SHREK a été un véritable tournant pour le studio…
Oh oui ! Et il l’a été de bien des façons. Non seulement SHREK a été un énorme succès pour nous, mais il est aussi devenu notre Saint Graal, en quelque sorte. Il a ouvert la voie, il a montré ce qu’un excellent film DreamWorks Animation pouvait être. SHREK était différent de tout ce que les autres studios sortaient à l’époque et je pense qu’il a créé un ensemble de valeurs que nous avons alors tenté d’embrasser et qui nous a constamment inspirés depuis.

À un moment donné, en dépit des films originaux présents dans votre line-up, certains disaient de votre stratégie qu’elle était basée sur les suites. Il y avait les SHREK, les MADAGASCAR, des plans pour cinq ou six KUNG-FU PANDA… Depuis DRAGONS, cette image a connu un virage à 180 degrés. Selon vous, est-ce aussi dû au fait que vos productions sont devenues de plus en plus denses en termes de storytelling?
Oui, tout à fait. Au départ, comme nous étions un tout jeune studio, notre équipe, bien que très créative et très brillante, était inexpérimentée. On ne peut franchement pas imaginer ce que cela représente de partir de zéro. Chacun de nos réalisateurs était débutant: aucun d’eux n’avait dirigé de film d’animation ! Pareil pour nos producteurs. Car en fait, en dehors des studios Disney, personne n’avait jamais fait ça auparavant. Aujourd’hui, nos équipes sont très expérimentées et sont devenues des leaders dans leur domaine. Nos réalisateurs et nos producteurs ont désormais un CV remarquablement fourni. Leurs talents se sont affinés et du coup, nous disposons d’un groupe d’artistes forts, créatifs et sûrs d’eux. Rob Minkoff (réalisateur de M. PEABODY & SHERMAN, ndlr) en est l’exemple parfait : il est l’un des plus grands réalisateurs de film d’animation et revient à ce genre pour la première fois depuis LE ROI LION. Je ne pense pas que ce soit une coïncidence qu’il se retrouve aujourd’hui chez DreamWorks Animation.

Lorsque nous l’avons interviewé, il nous a dit qu’à ses yeux, DreamWorks avait fait preuve de toujours plus d’éclectisme ces dernières années. Pensez-vous que cette diversité soit justement le cœur identitaire du studio ?
Elle doit l’être. C’est obligatoire. C’est la seule façon pour nous de rencontrer le succès. Nous devons avoir un catalogue riche et divers car nous faisons trois films par an. Il est donc primordial qu’ils soient originaux et différents les uns des autres. Cela dit, pour en revenir à votre question précédente, le but de DreamWorks Animation n’a jamais été de lancer des suites – même à nos débuts. Mais davantage des films dont le récit se déroulerait sur plusieurs épisodes, des histoires épiques découpées en chapitres. Ce n’est pas du tout la même chose. Pour MADAGASCAR, nous savions dès le départ qu’il y aurait divers volets à l’histoire des personnages. Idem pour KUNG-FU PANDA. Dans l’esprit de Dean DeBlois et Chris Sanders, DRAGONS a toujours été une trilogie! Beaucoup de nos auteurs et de nos réalisateurs se penchent sur leurs films avec l’ambition de raconter une histoire sur plusieurs épisodes. Comme Peter Jackson l’a fait avec LE SEIGNEUR DES ANNEAUX ou LE HOBBIT. Je crois que les gens ont vite compris que nous ne faisions pas des suites uniquement parce que les films étaient des succès mais parce que nos auteurs avaient des choses à dire avec ces personnages, d’autres histoires à raconter.

Mais du coup, avec un projet comme LES CINQ LÉGENDES, qui était adapté d’une série littéraire, comment surmontez-vous l’échec? Comment surmontez-vous le fait de devoir vous arrêter à un seul film?
En toute honnêteté, cela m’a attristé… Nous aimions énormément ce film et les personnages, nous avions de grands espoirs. Nous pensions vraiment que nous aurions l’opportunité de conter plusieurs chapitres de la vie de ces héros. Mais, pour le meilleur ou pour le pire, le cinéma est un art, pas une science. Peu importent vos plans et peu importe la somme de talent que vous engagez, faire des films implique des risques. Quand un de nos projets ne rencontre pas le succès, cela nous atteint. Surtout que, sur LES CINQ LÉGENDES, je trouvais le résultat exceptionnel. Ce n’est pas que le public n’a pas aimé le film, selon moi. Il n’a juste pas été intéressé par l’idée générale.

Cela dit, LES CINQ LÉGENDES a bien fonctionné à l’étranger –203 millions de dollars de recettes, deux fois plus qu’aux États-Unis– et en France par exemple, il a réalisé environ 3 millions d’entrées. Avez-vous songé à lancer un deuxième volet sur la seule foi de ce succès à l’international ou le box-office nord-américain reste-t-il votre mètre-étalon ?
En fait, nous ne cloisonnons pas les choses ainsi. Nous nous basons sur le box-office global. Sur tous nos films, les deux tiers de nos recettes proviennent du box-office hors États-Unis. Nous n’avons jamais été centrés sur les USA, en fait. Sur LES CINQ LÉGENDES, le box-office global – combinant les recettes nord- américaines et étrangères – n’était tout simplement pas suffisant étant donné la situation économique actuelle.

Pensez-vous à ce titre que le marché de l’animation est de plus en plus complexe et concurrentiel ? Qu’il est de plus en plus difficile pour un film de faire ses preuves et de rencontrer son public ?
Pour moi, il y a tout simplement des années plus difficiles que d’autres. 2013 était une année très concurrentielle. 2014 le sera moins… Il y a des hauts et des bas. Si vous regardez l’été 2014, il n’y aura qu’un film d’animation dans les salles : DRAGONS 2. Alors que l’été dernier ? Il y avait tout le monde : Pixar (MONSTRES ACADEMY, ndlr), Blue Sky (EPIC, ndlr), Illumination (MOI, MOCHE ET MÉCHANT 2, ndlr), DreamWorks Animation (TURBO, ndlr). Certains ont gagné, d’autres ont perdu. Je pense que tout ça est cyclique et cela fait partie du business cinématographique. Vous devez composer avec le fait que certaines années sont plus opportunes que d’autres.

Fin janvier, vous avez reçu un prix pour votre travail dans la 3D. Il était temps, non ? Vous étiez l’un des tout premiers à la promouvoir, vous avez voyagé à travers le monde pour éduquer le public et pour pousser les exploitants à s’équiper. Pourtant, le seul qui ait semblé recevoir les lauriers a été James Cameron… Vous avez été frustré?
(Rires.) Non, pas du tout. James Cameron est un titan, il se tient au sommet de l’Everest. C’est un remarquable cinéaste. Un grand storyteller. Un technologue. Nous avons tous promu la 3D : je l’ai fait, James l’a fait. Je suis tombé amoureux de ce médium. Pour moi, la 3D représentait une réelle plus-value pour nos films et leur storytelling. Et je pense que c’est toujours le cas. Le fait est que la 3D a parfois été très populaire auprès du public. Parfois, elle l’a fortement déçu. Cela m’attriste quand le public est déçu et que les standards de qualité de la 3D ne sont pas atteints. Car les spectateurs ont alors l’impression de s’être fait arnaquer. Mais pour notre studio et pour nos films, la 3D a été un plus. La qualité que nous avons apportée au relief fait partie intégrante de notre marque, de ce que nous faisons. Le fait que moins de gens aillent voir nos films en 3D aujourd’hui est plus le signe d’un cycle qu’un indicateur à long terme. Quand des films comme GRAVITY sortent, le public retrouve foi en la 3D. Moi, je crois toujours à la 3D en tant qu’expérience premium.

C’est assez ambitieux pour un studio d’animation de sortir trois films par an. Pourquoi et comment avez- vous conçu ce plan?
Pendant plus d’une décennie, nous avons sorti deux films par an. Nous avons travaillé pendant plusieurs années sur cette transition de deux à trois opus. Nous avons beaucoup de belles histoires à raconter, nous disposons de nombreux excellents storytellers et je ne veux tout simplement pas qu’ils aillent faire leurs films ailleurs. Je veux qu’ils les fassent chez DreamWorks Animation! Nous avons les ressources pour un tel plan et tant que nous maintenons les plus hauts standards de qualité, je pense que cela nous sera profitable.

Vous avez été l’une des premières firmes à signer un contrat significatif avec la Chine. Êtes-vous satisfait du travail effectué jusqu’à présent par Oriental DreamWorks ?
Oui. Nous avons signé un partenariat avec trois importantes sociétés chinoises et nous avançons tranquillement vers la création d’un studio d’animation à Shanghai. Nous avons déjà environ 150 artistes qui travaillent là-bas. Notre première co- production sera KUNG FU PANDA 3 et nous aurons aussi notre premier film original entièrement conçu en Chine en 2016 ou 2017.

En 2012, vous avez acquis Classic Media, qui détient les droits de nombreux personnages comme Casper, M. Peabody, Albert le gros bébert… Diriez-vous qu’aujourd’hui, disposer d’un catalogue aussi vaste que celui de Classic est vital pour un studio comme DreamWorks Animation ? Et pourquoi ?
L’achat de Classic nous a ouvert de nouvelles opportunités. Cela va nous permettre d’accélérer notre diversification. Nous voulons devenir une marque dans l’entertainment. Voilà notre mission. Nous souhaitons être plus qu’un studio d’animation et nous impliquer dans divers aspects de l’industrie du divertissement. Classic dispose d’une incroyable librairie de personnages formidables et forcément, c’est une plus-value indéniable.

Outre Classic, vous avez acheté la chaîne YouTube pour ados et enfants AwesomenessTV, vous avez lancé une série TURBO sur Netflix… Diriez- vous qu’aujourd’hui, les films ne suffisent plus ? Que DreamWorks doit aborder d’autres plateformes pour survivre ?
Non, en fait, c’est le contraire. C’est le succès de nos films qui a créé la marque DreamWorks. Et ce succès nous donne l’opportunité de nous diversifier. Mais le cœur et l’âme de la firme résident dans les films. Et je pense que ce sera toujours le cas car ils nous permettent d’explorer de nouveaux territoires. Regardez la série TURBO FAST : elle est basée sur un film, TURBO ! Nos parcs d’attraction, c’est pareil. Tout ce que nous faisons est dû au succès de nos films. Nous devons donc continuer à en faire pour que se créent ces nouvelles opportunités et qu’elles soient couronnées de succès.

Mais on pourrait quand même dire que les enfants sont aujourd’hui plus portés sur les nouveaux médias et les nouvelles technologies que la génération précédente, non ? Et que, de ce fait, ils sont moins attachés au cinéma et aux films, d’où votre besoin de diversification…
Je ne pense pas, non… Bien sûr, ces nouveaux médias et ces nouvelles plateformes sont séduisantes. Mais la notion selon laquelle l’un perd quand l’autre gagne est erronée, selon moi. Le fait que des gens aillent sur YouTube n’entraîne pas qu’ils se tournent moins vers la télé. Le fait que Netflix ait du succès ne signifie pas que HBO soit délaissé. Le fait qu’il y ait toutes ces différentes plateformes pour regarder des films ou des séries chez soi n’a en fait pas entraîné une chute des entrées en salles ! Donc même si le public a trouvé de nouveaux moyens de consommer, je ne pense pas qu’il ait perdu l’excitation d’aller en salles. Se rendre au cinéma demeure une expérience unique. L’une des plus grandes expériences de divertissement qui soit. Mieux : le cinéma reste la proposition la plus avantageuse en termes de rapport qualité-prix. Pour dix ou douze dollars, vous pouvez vous évader pendant deux heures devant un excellent divertissement. Honnêtement, quel autre moment de détente de deux heures pouvez-vous obtenir pour ce prix ? Aucun ! Tout simplement, aucun ! (Rires.)

Les films DreamWorks Animation, même s’ils ont évidemment attiré un public jeune, ont toujours été assez adultes en raison de leur humour. Mais avec M. PEABODY, on a l’impression que le studio se tourne plus clairement vers les plus petits. Ai-je raison ou complètement tort? Vous avez complètement tort !
(Il éclate de rire.) Je vais vous dire pourquoi: pour moi, M. PEABODY est une continuation parfaite de ce que la marque DreamWorks Animation a toujours été. C’est un personnage très sophistiqué et très adulte, mais les enfants l’adorent parce que c’est un chien qui parle ! (Rires.) C’est le film parfait pour nous car il est parcouru d’idées et d’émotions complexes qui fonctionnent pour les adultes, mais n’oublie pour autant pas notre public premier : les enfants.

DRAGONS 2, de Dean DeBlois. En salles le 2 juillet. Retrouvez nos interviews de Jay Baruchel et Dean DeBlois dans Cinemateaser Magazine n°35 (en kiosques depuis le 11 juin)

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