WHIPLASH : chronique

24-12-2014 - 09:23 - Par

En filmant l’acte de création artistique comme un thriller doloriste, Damien Chazelle signe un drame psychologique intense.

Reno Club de Kansas City, 1937. Charlie Parker, 16ans, n’est pas encore Bird. Ce soir-là, sur scène, il perd le rythme. Le batteur Jo Jones, ulcéré, prend une de ses cymbales et la jette dans sa direction, provoquant l’hilarité de la salle. Humilié, le saxophoniste se promet de s’entraîner afin que plus personne ne puisse un jour le railler. Cette anecdote, du genre qui bâtit les légendes, est au centre même de WHIPLASH : le professeur Terence Fletcher y fait deux fois allusion dans le film comme justification de la dureté avec laquelle il traite ses étudiants. Car selon lui, il n’existe « pas deux mots plus néfastes que ‘bon boulot’ ». Jusqu’où peut-on aller pour encourager le talent? Pour atteindre son objectif? Existe-t-il des limites aux défis lancés par un mentor à son protégé ? Pour répondre à ces questions, Damien Chazelle (scénariste de GRAND PIANO et dont le premier long, GUY AND MADELINE ON A PARK BENCH, était un musical) confronte un agneau consentant – Andrew, jeune batteur rêvant d’une gloire bâtie sur l’exigence – à un loup manipulateur –son tyrannique professeur, Fletcher, monstre déstabilisant à la psychologie sournoisement complexe. Des archétypes que Chazelle détourne des chemins de la facilité. Avec Fletcher, il crée un personnage imposant et captivant comme il en existe peu, un ogre qui use sans s’excuser d’invectives humiliantes, de mauvaise foi ou des pires insultes – « Je t’enculerai comme un cochon si tu sabotes mon groupe ». Face à ce mastodonte campé par un grandiose J.K. Simmons convoquant l’aura néfaste de son personnage d’OZ (l’humour sadique en prime), le jeune Miles Teller incarne un jeune prodige à la psychologie tout aussi dense. Que sa quête de perfection le fasse passer par la solitude morale et sentimentale, la souffrance physique, l’arrogance, la froideur, la désillusion ou l’illumination, Teller bouffe la pellicule. Surtout que, derrière la caméra, un cinéaste au style assuré et minutieux, libre et vigoureux, sait capter puis transcender l’énergie dégagée par le duo. Chazelle construit ainsi des moments de tension imparable à chaque solo de batterie et donne chair à la musique en en faisant un art physique, douloureux. Et doloriste. En se concentrant davantage sur la nécessaire et fastidieuse pratique quotidienne que sur l’élan abstrait ou génial de création, Chazelle met à jour un double paradoxe: l’art n’a jamais semblé aussi concret et en même temps inatteignable au commun des mortels ; WHIPLASH célèbre les besogneux et apparaît pourtant comme l’œuvre aérienne d’un cinéaste porté par un talent pur et instinctif.

De Damien Chazelle. Avec Miles Teller, J.K. Simmons, Paul Reiser. États-Unis. 1h45. Sortie le 24 décembre

 

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