Interview : Damon Lindelof, le cinéma du futur

06-06-2015 - 18:00 - Par

Avant la sortie française de À LA POURSUITE DE DEMAIN (TOMORROWLAND) de Brad Bird, Cinemateaser s’était entretenu avec le scénariste du film, Damon Lindelof.

Cet entretien a été publié au préalable dans le magazine Cinemateaser n°44 daté mai 2015 

La mort et la survie dans ses séries télé (LOST, THE LEFTOVERS), la science-fiction dans tous ses scénarios, des personnages pétris de remords… Damon Lindelof est un nerd avec un grand sens du romantisme et du romanesque. Chez lui, le futur serait comme un rappel de la douleur de la réalité. Avec lui, alors qu’il produit et écrit le nouveau blockbuster de Disney, À LA POURSUITE DE DEMAIN, on dessine le contour d’un territoire sentimental, qui n’appartient qu’à lui.

Vous considérez-vous comme un auteur ?
(Rires.) Est-ce que je me considère comme un auteur ? À notre époque, on réduit l’auteur à une seule personne. Je crois vraiment que Brad Bird est l’auteur de TOMORROWLAND – À LA POURSUITE DE DEMAIN. Le cinéma, c’est un médium de réalisateur. J’ai évidemment écrit beaucoup sur l’histoire avant qu’il n’arrive sur le projet et, une fois qu’il s’est impliqué, à ses côtés. Brad et moi sommes producteurs du film. Mais mon ambition a toujours été que quelqu’un de sa stature prenne les rênes du film et l’adapte à sa vision. Après, il faudrait demander à Brad s’il se voit comme un auteur. Je suis un grand fan de ses films –et il faut remonter jusqu’à son court-métrage d’animation FAMILY DOG– et pour moi, c’est un véritable accomplissement d’être associé à l’une de ses réalisations.

Dans vos scripts, vos personnages ont un réel conflit avec le temps qui passe. Ils veulent réparer le passé ou le futur. Le présent est souvent une vraie source de douleur. C’est votre méchant préféré, le temps ?
C’est une manière très intéressante de voir les choses. Je pense vraiment que le présent est une période très intéressante pour raconter des histoires car c’est la période la moins intéressante… Les personnages qui m’intéressent méditent souvent sur le passé ou alors sont très attirés par le futur, mais ils sont rarement satisfaits de leur situation présente. Si l’une de ces trois périodes doit être le vilain idéal, alors c’est effectivement le présent. J’adore raconter des histoires qui sautent d’une période à l’autre. Plus on prend de l’âge, moins on tend à réfléchir sur le passé, et quand on est jeune, on ne se pose pas de question sur l’avenir. TOMORROWLAND balaie une période de presque cinquante ans et je pense que les jeunes spectateurs et les plus vieux peuvent se rassembler et réfléchir, non pas au futur qui est devant nous, mais plutôt à ce que le futur avait l’air d’être il y a un demi-siècle. Et pourquoi ce futur- là ne s’est pas réalisé.

Votre regard sur le futur est très romantique. On a d’ailleurs l’impression que l’idée du futur vous séduit plus que le futur en lui-même. C’est même peut-être pour cette raison qu’il n’est pas tant question de futurisme chez vous que de rétrofuturisme. Le futur, c’était mieux il y a soixante-dix ans?
Je pense, comme vous le dites, qu’il était effectivement plus romantique avant. Plus idéaliste. En tout cas, je ne pense pas que les gens en avaient peur jusque dans les années 70 ou 80. Au cinéma, peut-être à partir de LA PLANÈTE DES SINGES, les films qui parlaient du futur sont devenus dystopiques, ils parlaient d’apocalypse, de robots et de zombies qui prenaient le pouvoir – et j’adore ces films ! Mais en tant que filmmaker, vous ne construisez rien : vous n’avez qu’à ravager le présent ! (Rires.) Moi je suis né dans les années 70, période où le changement de la fiction futuriste s’opérait. L’idée d’un futur rayonnant et heureux m’a glissé entre les doigts. Et TOMORROWLAND est une étude des raisons de ce changement.

Depuis peut-être JURASSIC PARK, le cinéma peine à créer l’iconographie du futur. Il n’y a pas de grands créateurs à la George Lucas ou à la Spielberg qui émerveilleront les enfants de demain. TOMORROWLAND voudrait-il pallier cela?
C’était tout à fait l’ambition du projet, oui. Vous citez Lucas et Spielberg, et c’est exactement ça : le truc formidable avec RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE – que Brad et moi adorons et qui était notre grande référence quand nous étions en train de préparer TOMORROWLAND –, c’est que ça ne parle pas desextraterrestres. Le film parle de la sensation qu’il y a une vie extraterrestre. Il y a une raison pour laquelle le film ne s’aventure pas dans l’espace et se termine sur le ‘héros’ qui monte dans la soucoupe spatiale. Aujourd’hui, il faudrait commencer par le héros qui monte dans le vaisseau et montrer sa destination. Spielberg, lui, décrit ce qui se passe dans la tête de ce personnage qui pensait que les humains étaient seuls dans l’espace et qui comprend que ce n’est pas le cas. TOMORROWLAND n’est évidemment pas un film sur Tomorrowland, même si on doit montrer le lieu. Il s’agit plus de décrire ce que la sensation et l’impression qu’un lieu tel que Tomorrowland existe provoquent dans notre esprit.

La spiritualité contre la science, c’est un thème central de vos écrits. TOMORROWLAND semble vouloir être encore plus explicite et plus optimiste sur le sujet, non?
LOST était très porté sur la spiritualité et très explicite dans ces questionnements : y a-t-il une vie après la mort ? Un dieu ? Un diable ? Ces idées n’étaient pas nécessaires à l’histoire de TOMORROWLAND, mais ça ne veut pas dire que le film manque de spiritualité. Mais je crois qu’il y a tous les thèmes que j’affectionne, y compris: avons-nous le contrôle sur notre destin ? Si quelqu’un vous dit ‘voici le futur tel qu’il se déroulera et il n’y a rien que tu puisses faire pour le changer’, pouvez-vous quand même le changer? Pouvez-vous vous rebeller contre la voie que l’on a tracée pour vous? C’est vraiment l’idée directrice de TOMORROWLAND.

Avec LOST ou PROMETHEUS, vos détracteurs ont parfois dit que vous étiez un cynique. Moi, je pense que ce sont les cyniques qui justement ne peuvent pas supporter votre sentimentalisme…
Je crois que je suis un sentimental, c’est vrai, mais je suis d’accord avec ceux qui me décrivent comme cynique. L’un ne va pas sans l’autre. C’est bien plus facile d’être cynique que sentimental. Si vous êtes sentimental, vous vous rendez vulnérable à toutes sortes de déceptions. Si vous êtes un cynique, vous vous défendez facilement en disant : ‘Je le savais’. Vous aurez bien plus souvent raison. Le sentimentalisme permanent n’est pas réaliste. Je ne veux pas porter des œillères dans ce monde. Je veux le voir tel qu’il est, car s’il y a une chance de changer, alors je veux comprendre ce qui nous rend si cyniques et peut-être changer les mentalités, plutôt que de me persuader que nous vivons vraiment dans un monde fabuleux.

Oui, mais beaucoup disent de vous que vous essayez de faire des films ou des séries d’idées et de concepts, quand vous faites dans l’émotion pure. Finalement, faire un film grand public, qui plus est sous le label Disney, ne serait-ce pas plus raccord avec vos ambitions de storyteller?
OK. (Il réfléchit) J’ai l’impression que mes intentions et ma manière de raconter des histoires visent à provoquer des émotions, plutôt qu’à faire réfléchir les gens. Dans un monde parfait, je ferais les deux. Mais si je devais choisir… Les expériences dont je me souviens le plus profondément sont purement émotionnelles. Bien sûr que c’est super si je peux provoquer de grandes réflexions en même temps, mais le but ultime, c’est que les gens ressentent et éprouvent. Brad et moi nous sentions libérés en faisant TOMORROWLAND, car il y a bien sûr des thèmes assez sombres et un vrai suspense, on n’ignore pas le fait que les gens attendent une dimension dystopique. Mais nous avons embrassé l’idée qu’un enfant de 10 ans devait comprendre le film et qu’un trentenaire ne devait pas dire que c’était trop mignon pour lui… C’est un exercice funambule. Il y a tellement de films Disney avec lesquels j’ai grandi et que je trouvais super cools ! Et je veux que les gens trouvent TOMORROWLAND super cool ! Mais il ne faut pas que les plus jeunes se sentent exclus.

Plus la sortie de TOMORROWLAND se rapprochait, plus les trailers devenaient explicites. Notamment la bande-annonce japonaise, qui faisait moins de place au mystère. Vous êtes connu et décrié pour votre art du secret. Pensez-vous que cette méthode et que la patience des spectateurs ont leurs limites?
Oui, je le crois. Je pense qu’être secret est une bonne chose, car lorsque les gens en savent trop, vous ne pouvez pas revenir en arrière. Le risque, lorsqu’ils n’en savent pas assez, c’est de ne pas provoquer l’intérêt. Mais je pense aussi que si quelqu’un n’est pas intéressé, il n’y a rien que vous puissiez faire ou dire pour le faire changer d’avis. Si vous êtes à un rendez-vous galant avec quelqu’un que vous aimez bien, mieux vaut que ça dure une heure et pas deux. Car si ça dure deux heures, ça se passera très bien pendant une heure et pendant la deuxième, il y a de gros risques que l’autre dise quelque chose qui ne vous plaira pas. Je ne veux pas maintenir le secret pour le secret, mais je n’ai pas besoin d’en savoir beaucoup sur quelque chose pour savoir si j’ai envie d’en savoir plus. Le trailer japonais est fait pour un marketing différent. Il est visible partout dans le monde, évidemment. Il y a aussi des choses dans ce trailer qui vous mènent exprès sur des fausses pistes. L’intrigue est peut-être plus claire, mais nous n’en dévoilons pas trop. Mais c’est déjà beaucoup plus que ce que nous voulions dire au public américain en tout cas.

Est-ce aussi pour ça que THE LEFTOVERS est l’antithèse de la série à cliffhangers ?
Pas nécessairement. Avec THE LEFTOVERS, je voulais essayer quelque chose de différent. Pour LOST, nous avions produit 121 heures de programme et chaque épisode devait finir par une bonne raison de voir le suivant. Ce n’est pas le cas de THE LEFTOVERS, qui a un ressenti différent. J’ai l’impression d’essayer diverses choses, de me lancer des défis personnels. Si je n’ai pas l’impression que je peux me planter lamentablement, si je ne suis pas terrifié, alors ça ne m’excite pas.

Ça a été facile pour vous d’écrire un film Disney ?
C’était un challenge en soi, oui. Chaque scénario est une bataille, mais écrire un film comme TOMORROWLAND ou écrire un film comme PROMETHEUS… PROMETHEUS était un film circonscrit à un univers et des contraintes déjà créés par Ridley Scott. TOMORROWLAND a certes un univers donné, mais nous n’étions pas attachés à une histoire en particulier et nous avions tout à faire, de zéro. Ça n’en était pas moins fun et excitant pour autant de travailler dans un espace un peu plus lumineux et plus inspirant. En tout cas, pas aussi dark que bien des projets sur lesquels j’ai travaillé auparavant. Et c’était un vrai soulagement !

Avec TOMORROWLAND, vous vous départez de votre public habituel de fanboys, avec qui vous entretenez une relation extrêmement conflictuelle. Aussi, c’est un film original, sans fanbase à satisfaire. Disney oblige, il y a une certaine pression, mais peut-être vous sentez- vous moins attendu au tournant?
La pression vient du fait que tous les films qu’a faits Brad sont assez extraordinaires. Je n’ai pas vraiment envie d’être au générique de son seul film qui ne le serait pas… Je suis très fan de lui et TOMORROWLAND est notre première collaboration professionnelle. La pression est donc très réelle. Quant aux fanboys, je ne peux pas les balayer, j’en suis un et ce, même si certains d’entre eux ne me considèrent pas comme un membre du club. On aime tous les mêmes choses, on est intéressés par les mêmes films. J’ai appris qu’on ne pouvait pas contenter tout le monde. Mais je pense vraiment qu’on a un film que les fanboys pourront voir avec leurs enfants et qu’ils apprécieront ensemble. Ce n’est pas quelque chose que je peux dire de tous mes films.

Aujourd’hui, beaucoup arguent que la télévision, c’est aussi bien que le cinéma. Vous êtes bien placé pour avoir un avis. Que trouvez-vous au cinéma que vous ne trouvez pas à la télévision ?
Les gens hiérarchisent toujours tout. Ce sont juste deux expériences différentes. Et pour moi, rien ne surpasse l’expérience que procure la salle de cinéma, quand vous êtes assis parmi des centaines de personnes, que les lumières s’éteignent, que vous vous retrouvez face à cet écran géant et que vous vous laissez emmener dans un autre monde. Le storytelling inhérent à la télé est plus intime, il a aussi le luxe d’être plus détaillé, considéré le temps qu’il dure – des mois, des années. Quand vous regardez GAME OF THRONES, vous vous engagez dans une relation à long terme. Mais, pour moi, rien ne dépasse l’expérience du cinéma, qui est exactement la même qu’en 1935. Le son est meilleur, la qualité de projection aussi, parfois vous mettez vos lunettes 3D, mais cette manière de raconter des histoires n’est pas près de s’éteindre.

À LA POURSUITE DE DEMAIN de Brad Bird
En salles

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