Interview : Tom Tykwer, Lana et Andy Wachowski pour CLOUD ATLAS

19-07-2013 - 16:38 - Par

À l’occasion de la sortie en DVD et Blu-Ray de CLOUD ATLAS, retour sur notre interview de son trio de réalisateurs.

Interview publiée dans Cinemateaser n°22 daté mars 2013 

Début novembre 2012, Cinemateaser s’est rendu à Berlin pour rencontrer Tom Tykwer, Andy et Lana Wachowski, et parler avec eux de leur film somme, CLOUD ATLAS. Une œuvre d’une rare complexité exhalant pourtant une évidente beauté. Un projet fragile, aussi, pour lequel les trois cinéastes ont bataillé ferme contre une frileuse industrie. Raison pour laquelle Andy – grande armoire à glace aux ongles vernis de jais – et Lana Wachowski – souriante et chaleureuse – désespérément silencieux dans la presse depuis leurs débuts, ont décidé de sortir de leur réserve et d’accompagner le prolixe Tom Tykwer dans une longue tournée promo ayant débuté en septembre dernier au festival de Toronto. Les auteurs de MATRIX se sont révélés encore une fois hors de toute convention, passant de longues réponses philosophiques à de violentes diatribes contre le système ou encore à des propos précis sur l’esthétique de leur cinéma. Un formidable moment où la discussion a très rapidement dépassé le cadre propret de la promotion. Comme si on rencontrait un mythe dont on pouvait enfin prouver l’existence.

Quand CLOUD ATLAS a été annoncé en 2009, Tom devait le réaliser et vous, le produire. Les choses ont-elles évolué en cours de route ou était-ce faux ?
Lana Wachowski : C’était faux…

Andy Wachowski : Il y a peut-être eu un moment où nous avons considéré cette option, cela dit. Mais nous nous éclations tellement à travailler ensemble que nous avons décidé très rapidement de le réaliser à trois.

Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez connu le roman de David Mitchell et quelle a été votre réaction en le lisant ?
A.W. : Natalie Portman le bouquinait sur le plateau de V POUR VENDETTA. Lana, qui est très curieuse et regarde toujours qui lit quoi sur nos plateaux, se l’est procuré, me l’a passé et nous l’avons transmis à Tom.

Tom Tykwer : J’étais tellement soufflé que j’ai totalement ignoré le décalage horaire et j’ai appelé Lana tout de suite après l’avoir fini. C’était le matin chez moi et la nuit chez elle ! Il fallait que je partage immédiatement la beauté de cette expérience. Je crois que nous avons tous les trois eu la même réaction : nous avons commencé à lire le roman et il a rempli tous nos désirs artistiques. Au fil de la lecture, on se rend compte qu’on va le terminer, alors on ralentit, pour savourer. C’était excitant de partager cette découverte ensemble : c’est un roman dont nous pouvions parler sans cesse et il semblait idéal pour un projet commun…

Le livre a-t-il confirmé ou au contraire défié vos idées personnelles sur les thèmes mystiques qu’il développe ?
A.W. : Il nous est tombé dessus comme un météore cosmique. Beaucoup de ses idées résonnent dans nos propres vies… Le thème de la transmission, par exemple : Adam Ewing écrit un journal lu ensuite par Frobisher des décennies plus tard, et cela inspire ce dernier pour composer sa musique. Cela renvoie directement au fait que je crois être la somme de toutes les histoires qui m’ont été racontées.

La structure du roman en segments a-t-elle été un challenge en termes d’adaptation ?
L.W. : Au début, nous étions excités par ce que fait le roman. Si vous l’analysez, vous découvrez qu’il est constitué de formes littéraires traditionnelles. Mais en même temps, il ne veut pas recréer nostalgiquement ces formes. « Cartographie des nuages » (le titre français du roman, ndlr) n’est pas linéaire. Il n’essaie même pas d’être une véritable anthologie en segments. David Mitchell va plus loin : il clôt des parties en coupant des phrases au milieu, par exemple ! Puis, juste après cette coupe, il insère un nouveau genre, un nouveau style. Dans ce procédé réside un véritable pouvoir de juxtaposition, sur lequel le cinéma est bâti, selon moi. Eisenstein, qui a inventé le langage cinématographique, dit que le cinéma vient de la tension créée par la juxtaposition. De cette façon de couper une phrase en son milieu émerge une tension. Un cliffhanger. En tant que lecteur, on se demande ce qui se passe. On se dit : « Ce n’est pas conventionnel ! On ne peut pas faire ça ! Il faut mettre un point, là ! » (Rires.)

A.W. : La mère d’un ami a rapporté le livre au magasin parce qu’elle pensait qu’il y avait un souci ! (Rires.)

L.W. : Donc, en lisant « Cartographie des nuages », il faut abandonner nos idées traditionnelles de ce qu’est un roman. Apparaît alors un sous-texte qui vous exhorte à transcender la différenciation classique voulant que les genres doivent être hermétiques les uns des autres. Même notre compréhension de l’espace et du temps repose sur cette différenciation. LE PASSÉ ! « Ils ne connaissaient rien à l’époque, c’étaient des idiots ! » LE FUTUR ! « Ne nous préoccupons pas de ça, focalisons-nous sur le présent », etc. David Mitchell, par la juxtaposition des genres et des styles, nous dit que pour vraiment comprendre la nature de notre humanité, il faut oublier ces différenciations.

C’est pour cette raison que vous avez choisi de mélanger les histoires plutôt que de garder la structure du livre en segments ?
T.T. : Quand vous repensez au livre, il semble être cohérent et ne raconter qu’une seule histoire. Tout s’entremêle. Il y a une grande logique, comme un seul et même conte, où tout est lié. C’est pour cela que nous en sommes venus à en faire un seul ensemble, à tout mélanger. Cela a créé certains défis : d’une tonalité à une autre, nous devions faire des transitions plus rapides que dans le livre. Nous avons donc passé beaucoup de temps à les bâtir et à imaginer un tissu traversant tout le film. Au montage, nous avons découvert que certaines transitions ne fonctionnaient pas, surtout quand nous passions du drame à la comédie. Mais nous avons alors compris que nous pouvions relier plus facilement deux tonalités opposées en coupant d’une histoire à l’autre en tirant parti du fait que nos acteurs jouent plusieurs personnages. Par exemple, passer de Cavendish à Ayrs, tous deux campés par Jim Broadbent, permettait une plus grande fluidité que de passer de Cavendish à Sonmi.

L.W. : Je crois que nous avons aussi fait ce choix en raison des conventions de différenciation dont je parlais à l’instant. Notre époque sépare et isole systématiquement les genres… Et pourtant, tous les livres que je préfère ont ces variations extrêmes de tonalités. Prenez Cervantes ou Tchekhov ! Ce dernier mélangeait sans cesse comédie et tragédie. Rappelez-vous « Moby Dick » ou « Les Misérables », deux des romans que j’ai le plus lus dans ma vie : on y passe du rire aux larmes puis à une scène d’action. Et au milieu de tout ça, douze pages de discussions philosophiques sur l’athéisme ou la foi. C’est une tradition littéraire séculaire, car cela reflète ce qu’est vraiment la vie ! Elle est pleine de tragédie, de comédie, de moments excitants, de quête philosophique – du moins pour certains d’entre nous (Rires). Malheureusement, le marché désire être de plus en plus efficace et, du coup, que ses produits soient toujours plus parfaits. Qu’ils ciblent des publics très précis : « Ce film est pour les amateurs de romcom, celui-là pour le public des actioners etc ». Tout ça n’est que catégorisation et cela bride le potentiel des artistes. Nous voulons résister à cela.

Vous parliez déjà de cela dans un article du New Yorker, dans lequel vous disiez que le cinéma ne devait pas être géré comme la Bourse…
L.W. : Oui, aujourd’hui, les films sont réduits à de simples produits. Tout le monde se demande combien tel projet a coûté, combien il a rapporté durant son premier week-end. C’est une négation de l’Art, de l’âme. Si nous avons fait cette analogie avec la Bourse, c’est parce que les studios sont aujourd’hui gérés par d’énormes corporations. Ils ne prennent des décisions qu’en fonction de modèles économiques. C’est pour cela que l’on ne voit que des JAMES BOND 12, TWILIGHT 19, LE HOBBIT 6 ou SPIDER-MAN 24…

A.W. : Rebooté !

L.W. : Rebooté, oui ! Tout ça parce que le public et les majors préfèrent les produits à l’originalité.

A.W. : Au départ, chez Warner, ils avaient décidé que CLOUD ATLAS n’entrait pas dans leur modèle économique. Ils avaient donc retiré leurs billes, mais nous sommes allés les voir pour leur présenter nos arguments et leur demander de revenir au financement. Dans les locaux de Warner à Burbank trônent aux murs les affiches des grands films qui ont fait l’histoire du studio, comme BONNIE & CLYDE, et bien d’autres. Croyez-moi, ils n’accrochent pas les posters de toutes ces suites !

T.T. : Quand nous sommes allés les voir, ils bossaient sur LA COLÈRE DES TITANS !

A.W. : Si Warner ne fait plus que de la pornographie, à savoir des produits, le studio court à sa perte. Car ils ne veulent pas faire de ces films leur vitrine.

Vous pensez qu’il y a de l’espoir pour un nouveau modèle ?
T.T. : Bien sûr. Nous ne sommes pas les seuls à voir le cinéma comme un Art. C’est juste qu’en ce moment, cela se réduit à des petits budgets ou à la télé, dont les auteurs sont puissants. Je pense qu’il existe un public attendant des expériences complexes du cinéma. Et puis, aucune industrie artistique ne peut se contenter de faire des produits. Sinon, elle se retrouve dans un cul-de-sac. Cette vague de remakes ou de reboots prendra fin. Il y aura une renaissance.

Ce refus du système se retrouve aussi dans le film, dont la structure défie la linéarité du temps et ainsi le déterminisme de l’Histoire…
L.W. : Le roman représente cette idée de potentiel d’une personne qui en influence une autre. Et si l’on y pense, David Mitchell a écrit le livre, nous l’avons lu, donc il nous a influencés. Mais cette métaphysique devait devenir une narration, un script. Nous devions comprendre le sens du livre, le déconstruire et déconstruire aussi sa linéarité. Ne pas aller du point A au point B. Mais plutôt se demander si parler de C avant B changeait le sens du récit. C’est une réévaluation quasi post-moderne, presque une « réinterrogation » de la vérité.

T.T. : Je trouve aussi très beau que nous ayons beaucoup interagi avec le livre en cherchant à l’adapter. Débattre d’une œuvre d’Art la transforme car, en un sens, on y met beaucoup de choses personnelles. Nous nous sommes rajoutés à l’équation créée par David Mitchell. En coupant ses histoires en deux, en les segmentant, il nous dit que nous ne pouvons nous contenter d’une lecture linéaire de l’Histoire. Comme le roman avance dans le futur dans sa première moitié, puis rebrousse le temps dans sa seconde partie, vous êtes obligé de revenir en arrière pour arriver au bout du récit. En un sens, pendant la lecture, on va en même temps en avant et en arrière. Et tout ça se dissout dans une nouvelle direction, qui mélange les deux directions. Nous avons passé des heures à expérimenter à ce sujet. Cette manière alambiquée d’aborder la linéarité et de la briser nous a invités à nous demander ce que cela pourrait vouloir dire en termes cinématographiques. Nous ne nous sommes pas demandés comment refaire exactement ce qu’il avait fait, mais comment trouver un équivalent dans notre Art, qui est très différent de la littérature.

Pouvez-vous nous parler du grand élan d’optimisme qui sous-tend tout le récit de CLOUD ATLAS ?
L.W. : Je vais essayer d’être claire. (Rires.) Dans cette structure qui fuit vers l’avant puis qui revient en arrière, il y a une idée de cercle, de récurrence éternelle. Nous nous sommes énormément demandés si le récit revenait à son point de départ en raison de cette récurrence. Était-ce la forme que nous voulions adopter ? Voulions-nous accepter que tout revienne à zéro ? Non. Il fallait que les personnages progressent. Nous nous demandions notamment s’il était possible de voir revenir l’Allemagne nazie ou le fascisme tel qu’on l’a connu par le passé. Or, aucun de nous trois ne pouvait croire que cela soit possible. Car ce qui s’est déroulé dans le passé a changé les possibilités de notre futur et ainsi, cette régression est presque exclue, selon nous. Pour nous, la mosaïque qu’est CLOUD ATLAS devait fonctionner vers cette progression des âmes, via des avancements, des défaites, des guérisons. Encore une fois, tout cela est créé dans le film via la juxtaposition (des genres, des tonalités, ndlr). Nous avons essayé d’insuffler cette idée dans chaque personnage, mais aussi plus largement dans la philosophie générale du film. Par exemple, le film se demande notamment si l’amour peut survivre à la mort. Pour aborder cette question, nous avons ce personnage brisé, Rufus Sixsmith (James D’Arcy, ndlr), qui trimballe perpétuellement les lettres de son amant défunt. Il a donc une vision transcendantale de l’amour, mais en même temps, il vit une existence solitaire dans le monde matériel. Dans une de ses futures incarnations, en interrogeant le clone révolutionnaire Sonmi (Doona Bae, ndlr), il parvient à dépasser l’aspect tragique de son existence passée.

Puisque vous en parlez, l’amour est un thème central de vos films respectifs… Et il l’est de nouveau dans CLOUD ATLAS. Selon vous, est-ce votre romantisme qui vous a tous les trois rapprochés ?
A.W. : Les gens n’arrêtent pas de nous dire que le point commun entre nos films, c’est la révolution. Alors que je pense comme vous que c’est l’amour. Vous emportez la victoire sur ce point ! (Rires.)

En lisant le livre et la façon dont il exalte le sentiment amoureux, on ne peut que se dire que vous étiez faits pour l’adapter…
T.T. : Je trouve ça formidable que vous ayez vu ce point commun entre nous tous, car l’amour définit notre relation. J’ai très tôt aimé les films d’Andy et Lana, dès BOUND, et jusqu’à SPEED RACER, qui avait ce désir d’ouvrir l’esprit du public à différents types de narration et d’attaquer toutes les conventions stylistiques. Et la force centrale du récit est le lien humain. Pour une fois, ce n’est pas une famille dysfonctionnelle.

L.W. : C’est vrai que l’amour nous a rapprochés : nous adorons les films des uns les autres. Puis nous nous sommes rencontrés et appréciés. Puis nous avons découvert ce livre que nous avons tous aimé… Le roman lui-même examine la façon dont l’amour vous épanouit, mais aussi la façon dont, via l’Art, il peut vous grandir. Nous pensions donc qu’il était approprié pour nous trois d’adapter « Cartographie des nuages ». D’une certaine façon, si vous analysez nos carrières, CLOUD ATLAS représente la somme de tous nos précédents films respectifs : SPEED RACER déconstruisait les conventions narratives, LA PRINCESSE ET LE GUERRIER confrontait le sens et le non-sens, la trilogie MATRIX opposait le libre arbitre et la privation de choix…

Vous jouez souvent avec le montage, que ce soit dans SPEED RACER ou LE PARFUM. Diriez-vous que votre style naît de cette manipulation de l’image ?
T.T. : Le montage est une façon d’écrire pour moi. Les plans sont les mots, les scènes sont les dialogues. Et la connexion de tout ça donne les chapitres. Et au final, vous avez un film. Au montage surgissent toujours des moments inattendus qui vous poussent à réévaluer votre film. C’est la partie de la confection qui est la plus intrinsèquement cinématographique. C’est là que l’on décortique un film en images, en rythme, en musique… Il y a énormément d’informations différentes à connecter. Au montage, tout n’est que décision. Sur CLOUD ATLAS, nous avons décidé de chaque coupe ensemble et cela a démontré à quel point nous étions tous au diapason.

L.W. : Selon moi, nous allons au-delà de l’approche naturelle et conventionnelle du montage, nous cherchons à transcender le sens d’une coupe. Il y a une énergie qui émerge lorsque vous mettez deux images côte à côte. Depuis le début, nous pensions que le montage, dans CLOUD ATLAS, pouvait potentiellement créer un dialogue entre des idées qui seraient comme de délicieux cadeaux et d’autres qui seraient comme des Grecs cachés dans le cheval de Troie prêts à émerger et massacrer tout le monde ! (Rires.)

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