Dossier SELMA : Do the right thing
12-03-2015 - 18:13 -
Retour sur notre long article publié dans notre n°42, dont la couverture est consacrée au film d’Ava DuVernay avec David Oyelowo.
Ce dossier a été au préalable publié dans Cinemateaser Magazine n°42 (mars 2015)
SELMA est un film important s’il en est : par son sujet, sa qualité, le fait qu’il revienne de loin ou qu’il révèle au grand public sa réalisatrice, l’une des rares cinéastes afro-américaines en exercice. Mais il est aussi crucial car il a rouvert le débat sur la considération des Noirs par l’industrie cinématographique américaine et ce, quelques semaines seulement après qu’une première secousse l’a ébranlée. Enquête sur les principaux points de friction qui pourraient rebattre les cartes, avec Ava DuVernay et l’acteur David Oyelowo, rencontrés à Londres.
Sorti en août 2013 aux États- Unis, LE MAJORDOME a généré 176,6 millions de dollars dans le monde (pour 30 millions de budget). Dans la foulée, 12 YEARS A SLAVE comptait 187,7 millions de dollars de recettes internationales pour 20 de budget, un score remarquable doublé de neuf nominations aux Oscars (trois victoires dont l’Oscar du Meilleur film). Le premier a mieux marché sur son propre territoire, sans pour autant décevoir à l’étranger. Le second ? C’est l’inverse. Reste que ce sont des engouements mondiaux qui ont permis aux deux films d’être de vrais succès. « L’industrie ne pouvait plus dire que les films avec des protagonistes noirs ne ramènent pas d’argent aux États-Unis ou à l’étranger », explique Ava DuVernay. La production américaine est si pléthorique et les « inédits en France » si nombreux que dresser un profil du « film qui ne sort pas chez nous » est ardu. Mais il y a une constante : les films afro-américains – ceux dont la majorité du casting est noire et qui se déroulent dans des familles ou des groupes d’amis afro-américains – sont très mal distribués en dehors des États-Unis. On parle de « cinéma communautaire », mené par des figures comme Tyler Perry ou Ice Cube. Ce sont souvent des comédies – très lucratives par ailleurs, vu le budget minimal qui leur est attribué – et comme s’il y avait un humour noir auquel les Blancs ne pouvaient pas rire, elles sont marketées pour les Afro-Américains. Mais il n’y a pas que les comédies qui sont concernées, et l’on pourrait citer le thriller NO GOOD DEED avec Idris Elba et Taraji P. Henson ou le drame MIDDLE OF NOWHERE d’Ava DuVernay, déjà avec David Oyelowo. Encore une fois, il n’y a pas de profil de l’inédit en France, il est donc impossible de conclure que leur nature de « film afro-américain » les a privés d’une exploitation en salles. Reste à constater. De ces exemples, le cinéma américain fait une généralité : les acteurs noirs ne seraient ainsi pas « vendables » à l’étranger. C’est le « mythe », le « mensonge originel » que nous a servi Hollywood, s’insurge Ava DuVernay, reprenant les contre-exemples du MAJORDOME et de 12 YEARS A SLAVE. Une mise en accusation soutenue par Spike Lee : « C’est l’un des plus gros mensonges qu’Hollywood ait perpétrés » dit-il au Hollywood Reporter, citant Denzel Washington, Will Smith ou encore Samuel L. Jackson comme stars incontestables. Trois stars noires qui rapportent des centaines de millions de dollars à l’industrie. Dans une tribune au Hollywood Reporter, Reginald Hudlin, producteur de DJANGO UNCHAINED et figure du cinéma afro-américain ayant réalisé BOOMERANG avec Eddie Murphy et produit le BERNIE MAC SHOW, s’agace de l’hypocrisie régnant au sein des studios : « Ce serait génial si l’expression ‘black film’ n’était pas juste utilisée pour les films qui font moins de 100 millions de dollars. Quand un film, avec un protagoniste noir, génère plus que ça, il n’est plus un ‘film black’ mais un ‘film de Will Smith’, un ‘film de Denzel Washington’ ou un ‘film de Kevin Hart’. Si un film rapporte beaucoup d’argent, on ne parle plus de couleur. » Dans une autre tribune, Anthony Anderson (star de la série BLACK-ISH, comptant d’excellentes audiences aux États-Unis) dresse comme un constat d’échec : « Il faut qu’on se serre les coudes en tant que communauté et qu’on laisse nos ego de côté. Il faut financer et investir sur nous-mêmes. C’est de là que vient le pouvoir. » C’est d’ailleurs en partie ainsi que SELMA a vu le jour.
Lorsqu’Anthony Anderson prône une entraide communautaire – qui pourrait être comme un repli en résistance –, un exemple probant peut étayer sa thèse. Le brillant TOP FIVE de Chris Rock, certes produit par Scott Rudin (THE SOCIAL NETWORK, INSIDE LLEWYN DAVIS) mais surtout par Jay-Z et Kanye West. Le film, autour d’un acteur noir issu du stand-up et s’étant perdu dans des comédies familiales débiles, interprété par un casting entièrement noir (Chris Rock bien sûr, mais aussi Tracy Morgan, Gabrielle Union, Cedric the Entertainer, Kevin Hart, Leslie Jones…), a été le véritable carton du dernier Festival de Toronto. C’est une pure comédie romantique, drôle à en crever, qui a conquis les huiles de Paramount, l’ayant acquise pour la somme rondelette de 12,5 millions de dollars et ayant promis d’en investir 20 de plus pour la promouvoir comme il se doit – le film sort toutefois directement en VOD en France. « Je ne crois pas qu’il y ait de différence entre ce que les spectateurs noirs trouvent drôle et ce que les spectateurs blancs trouvent drôle », a expliqué Chris Rock dans une tribune qui fait aujourd’hui référence. Elle a été publiée sur fond du « Sony Hack », alors que des échanges révélant des propos à l »humour raciste » entre Amy Pascal et Scott Rudin agitaient l’industrie. Même si beaucoup ont pris la défense des deux « incriminés » (y compris John Singleton, réalisateur de BOYZ’N THE HOOD), ce fut l’un des éléments déclencheurs du débat racial actuel. « [Hollywood] est une industrie blanche, réagit Chris Rock. Comme la NBA est une industrie noire. Je ne suis pas en train de dire que c’est une mauvaise chose. C’est juste comme ça. » David Oyelowo déplace le débat sur le terrain sociologique: « Les problèmes raciaux sont énormes dans l’industrie du cinéma. Les gens qui prennent des décisions dans ce business ont tous la même apparence : ce sont des hommes blancs. Et ce que vous voyez dans les films est le reflet de ça. Ils veulent des versions plus jeunes et plus belles d’eux-mêmes. On va tous au cinéma pour se voir. C’est d’ailleurs ce qu’Oprah Winfrey a plaidé pour que SELMA se fasse : elle voulait se reconnaître dans un film, sur l’écran. C’est naturel, c’est ce qu’on demande tous. Mais si les décisionnaires sont tous d’un certain type, alors ils organisent la culture, ils nous alimentent de leur point de vue et c’est un point de vue étroit : il n’est ni féminin, il n’est pas de couleur, bref, il n’est rien de ce qu’on pourrait associer à une certaine – et je mets des guillemets – minorité. C’est dangereux. » Et ce serait la raison de l’absence d’opportunités pour les jeunes acteurs noirs de passer le cap de la bankabilité. Par défaut, et s’il n’y a aucune raison narrative pour qu’il en soit autrement, les rôles sont blancs, à l’image de ceux qui les valident. À Hollywood, il y a les (rares) rôles pour lesquels on cherche un acteur noir et les autres : « Nous ne sommes jamais sur la shortlist de quoi que ce soit, dit Chris Rock. Nous ne sommes jamais ‘pressentis’. On n’a jamais dit ‘Est-ce que ce sera Ryan Gosling ou Chiwetel Ejiofor pour 50 NUANCES DE GREY ?’. Vous savez, les Noirs aussi aiment bien b**ser. »
Rares sont les stars afro-américaines pour lesquelles Hollywood devient soudain post-racial. Will Smith, Denzel Washington, Samuel L. Jackson, Morgan Freeman… On se souvient de la manière dont Eddie Murphy régnait sur Hollywood il y a trente ans. Mais se sont-ils battus pour changer de l’intérieur les mentalités des studios ? « Par leur présence, ils ont fait assez, oppose AvaDuVernay. Tout comme Sidney Poitier, en son temps, a été un facteur de changement. Will Smith a tellement œuvré à ouvrir le marché international pour les Noirs. » En février dernier, Will Smith a d’ailleurs donné un prix à Ava DuVernay aux NAACP Image Awards, cérémonie qui récompense ceux qui agissent pour la diversité. C’est l’un des honneurs les plus significatifs reçus par la cinéaste, aux côtés d’une nomination au Golden Globe du Meilleur réalisateur – c’est la première réalisatrice noire à être nommée dans cette catégorie. Pour les Oscars, faudra repasser. SELMA est cité au titre de Meilleur film, le morceau du générique de fin – « Glory », composé et interprété par John Legend et Common – est, lui, nommé dans la catégorie Meilleure chanson originale (il a remporté la statuette, et les deux interprètes ont formulé un discours très militant et très émouvant sur scène). Les absences de David Oyelowo dans la catégorie Meilleur acteur et d’Ava DuVernay dans la catégorie Meilleur réalisateur ont été vécues comme des camouflets et ont précipité le malaise. On aurait aimé pouvoir dire qu’ils n’étaient pas à la hauteur, que l’universel sujet de SELMA ne doit pas être l’excuse pour que le film soit de toutes les catégories, sauf que le travail du comédien et de la cinéaste méritait d’apparaître. Le « Oscar Snub » (expression usitée pour décrire les ratés des nominations aux Oscars) qu’a subi Ava DuVernay reste en travers de la gorge de David Oyelowo : « La branche des réalisateurs aux Oscars est représentée de manière prédominante par des hommes blancs et vieux. Ava est l’opposée de tout ça. Les votants sont à 94% blancs et ce n’est pas la société dans laquelle on vit, ni même l’industrie dans laquelle on travaille. Ça affecte forcément le genre de films que l’Académie met en avant chaque année. » Alors quoi? Tout ne serait qu’une question innocente d’affinités? Non, selon David, il est aussi question de racisme, même si le mot n’est jamais prononcé tel quel. « Les acteurs et actrices noirs se voient généralement confier des personnages soumis : des esclaves, des femmes de chambre… Ou alors des chanteurs, des sportifs. Des criminels. Sidney Poitier n’a même pas été nommé pour DANS LA CHALEUR DE LA NUIT (où il joue un flic révolutionnant les méthodes d’un commissariat du Sud des États-Unis, ndlr). En revanche, il a reçu un Oscar pour un film où il était ‘gentil’ avec des nonnes blanches (LE LYS DES CHAMPS, ndlr). C’est la réalité. » Un point de vue soutenu par Spike Lee qui se rappelle, toujours dans les pages du Hollywood Reporter, à quel point l’Académie a célébré la figure du chauffeur noir dans MISS DAISY ET SON CHAUFFEUR (Oscar du Meilleur film) quand la même année sortait DO THE RIGHT THING, pierre angulaire dans l’histoire du cinéma noir. On note toutefois deux voix « autres » (pour ne pas dire dissidentes) dans la levée de boucliers actuelle des artistes afro-américains : Anthony Mackie, qui a expliqué que les « gens sont fatigués d’être bombardés par la question raciale. Donc tout le monde fuit certains sujets et certains films » et Kevin Hart, qui s’est dit « pas intéressé par la politique ». « Déjà, personne ne devrait avoir à répondre à une question parce qu’elle lui est posée, rétorque Ava DuVernay. Je ne suis pas d’accord avec Anthony Mackie sur beaucoup de sujets. Kevin Hart, c’est un comique, et il ne veut pas qu’on l’emmène sur le terrain de la politique. Les comédies de Kevin Hart sont différentes de celles de Chris Rock, qui lui veut parler de politique. Chacun son choix. Pas de problème s’ils veulent se taire ! » Reste que ces deux non-prises de position ont amené certains à en conclure que les deux acteurs refusaient de blâmer une industrie avec qui ils travaillent très bien – le premier ayant intégré le Marvelverse dans la peau du Faucon, le second prenant actuellement d’assaut la comédie américaine et n’ayant jamais caché ses ambitions internationales.
« Je pense que le changement aux États-Unis est dû à Barack Obama, développe David Oyelowo. C’est pour ça que vous avez des films comme LINCOLN, LA COULEUR DES SENTIMENTS, RED TAILS, LE MAJORDOME ou encore SELMA ou 12 YEARS A SLAVE qui débarquent sous sa présidence. Je lui en ai parlé la dernière fois (Barack Obama a organisé une projection privée de SELMA à la Maison-Blanche, ndlr). Il m’a répondu qu’il ne pouvait pas s’attribuer le mérite mais je lui ai dit : ‘faites-moi confiance, je vis et je respire cet état de fait’. » Car David Oyelowo, ce Britannique qui rejoue au fil d’une filmographie admirable le conflit racial américain, est témoin, voire acteur, d’un changement américain qui fait du bruit. Un bruit qui couvre un autre statu quo qu’il juge durement. Et d’autant plus durement que la presse ne cesse de louer la nature très anglaise des Oscars 2015, notamment avec les nominations de Benedict Cumberbatch, Eddie Redmayne, Felicity Jones et Rosamund Pike: « C’est une grande année pour les Britanniques, aux Oscars. Pour les Britanniques blancs, qui représentent une portion significative de ce qu’est la Grande-Bretagne. Ce qu’il faut davantage noter, c’est que l’an dernier Chiwetel Ejiofor était nommé, une première pour un Anglais de couleur. Nous avions eu Marianne Jean-Baptiste (pour SECRETS ET MENSONGES, 1996, ndlr) et Sophie Okonedo (pour HOTEL RWANDA, 2004, ndlr) auparavant. On a célébré le fait que Chiwetel était nommé mais les nominations de Marianne Jean-Baptiste et Sophie Okonedo n’avaient pas fait grand bruit en Angleterre, comparé à quand Kate Winslet ou Judi Dench ont été nommées. Car on ne célèbre pas les Britanniques de couleur qui ont du succès. Nous sommes dans un système social qui consiste à dire : ‘chacun sa place’. Alors quand Chiwetel Ejiofor est reconnu et célébré en Angleterre pour sa nomination, c’est un vrai changement, et il faut aller encore plus loin. » Suite au succès de SELMA, Ava DuVernay et David Oyelowo vont à nouveau collaborer à l’occasion d’un film autour de l’ouragan Katrina. Une « histoire d’amour en temps de chaos » financée par Participant Media, pour un budget supérieur à celui de SELMA. Katrina, cet événement qui a ravagé la Nouvelle-Orléans, a lui aussi révélé un malaise racial aux États-Unis en 2005. « Les gens sont fatigués d’être bombardés par la question raciale », vraiment ? Il semble pourtant que le débat commence à peine.
SELMA
|
|