Interview : Steven Spielberg

22-02-2012 - 13:07 - Par

Six mois après l’avoir rencontré pour TINTIN, rebelote. Nous voici de nouveau devant le plus grand cinéaste au monde, pour deviser de son prodigieux CHEVAL DE GUERRE. Un entretien à la hauteur du bonhomme et de son cinéma : passionné et sincère.

CHEVAL DE GUERRE sort dans la foulée de TINTIN. Vous enchaînez souvent les films, mais qu’est-ce qui peut vous pousser, parfois, à lever le pied ?

Après LA LISTE DE SCHINDLER et LE SOLDAT RYAN, je n’ai pas fait de films pendant trois ans. Ce n’est pas parce que j’ai gagné des Academy Awards avec chacun d’eux, ce n’est pas une Oscar-ite aiguë (Rires.) Après SCHINDLER, j’ai eu besoin de temps pour monter la Shoah Foundation. Je continuais à diriger DreamWorks, mais je devais embaucher des cameramen tout autour du monde pour recueillir les témoignages des survivants de l’Holocauste. Après RYAN, je finissais le tournage de trois films coup sur coup. En douze mois, j’avais aussi mis en boîte JURASSIC PARK : LE MONDE PERDU et AMISTAD. C’est là que ma femme m’a dit : « Maintenant, tu fais une pause ». Et je l’ai écoutée.

Dans CHEVAL DE GUERRE, vous filmez la violence de manière inédite, jusqu’à faire du hors-champ dans le champ… On imagine que cela dépasse votre volonté de livrer un film familial, non ?

Effectivement, c’est plus complexe que ça. Vous pouvez filmer un soldat abattu. Vous pouvez dresser un animal à tomber. Mais ça, on l’a vu des millions de fois. Il se trouve que, d’un point de vue technologique, le paradigme de la guerre a changé à partir de 1914 : le mécanique a remplacé l’animal. Lors de la scène de la charge, où des mitraillettes tirent sur les soldats, montrer uniquement les chevaux sauter par-dessus ces armes sans leurs cavaliers sur le dos, sans montrer les hommes tomber, c’est plus puissant selon moi. Ces choix artistiques étaient nécessaires pour raconter cette histoire. La cible familiale du film n’a rien à voir là-dedans. Je voulais qu’il y ait une constance de ton : je ne pouvais pas montrer la violence une fois, et la cacher une autre.

L’incroyable scène où le cheval Joey cavale dans le no man’s land a dû être un sacré défi à tourner…

Oui, c’était même la plus difficile, notamment pour des raisons de sécurité : nous avions beaucoup de véritables explosions. Nous devions tout faire pour qu’elles aient lieu juste après le passage du cheval, afin qu’il ne reçoive pas de débris, surtout qu’il ne portait pas d’œillères. Il a dû être dressé pendant des mois pour être capable de courir au milieu des déflagrations, même si elles étaient très contrôlées et au final, assez bénignes. Sinon, un autre moment assez ardu fut la scène où Joey est pris dans les barbelés, les quatre pattes pliées au sol. Les chevaux n’aiment pas du tout cette position. Donc parfois, il ne me donnait que 30 secondes avant de se relever, de se secouer et de réclamer sa récompense…

Diriez-vous que c’est l’un de vos films les plus abstraits, notamment via Joey, qui est davantage un concept qu’un véritable personnage, à l’instar de l’âne Balthazar chez Bresson (AU HASARD BALTHAZAR, 1966) ?

Je trouve que Joey est un vrai personnage… Je ne pense pas qu’il soit une métaphore, si ce n’est pour dire que parfois, il suffit d’un animal pour réunir les Hommes. Même durant une guerre. Surtout durant une guerre. Joey est une force de la nature, innocente, pleine d’espoir, qui ne se soucie de rien mis à part de protéger ses amis et tous ceux qui prennent soin de lui. Même pendant cette guerre horrible, il inspire les gens : les soldats allemands et anglais, les Français. En revanche, ce qui était davantage abstrait pour moi, c’est que, pour la première fois, je réalise avec CHEVAL DE GUERRE un film construit en segments très distincts. Pour donner une certaine continuité au récit, et relier toutes ces parties j’ai, quatre semaines avant le tournage, eu l’idée du fanion (on ne vous en dira pas plus, ndlr), qui symbolise aussi l’espoir du retour au foyer pour Joey et Albert.

Ce retour à la maison est d’ailleurs un thème souvent présent dans vos films…

Je crois que c’est un sujet important que l’on devrait aborder constamment, jusqu’à ce qu’il soit imprimé très profondément dans nos âmes. On n’en parle pas assez au cinéma…

Pouvez-vous nous expliquer précisément d’où vous vient votre obsession pour la guerre ?

J’ai toujours senti qu’elle mettait au défi notre humanité, notre identité, nos valeurs. Car lorsque vous êtes au front, vous n’avez pas le temps de réfléchir, uniquement de réagir. Et ça, cela nous en dit énormément sur ce que nous sommes. La guerre vous met face à un tel danger que vous devez y répondre instantanément. Elle crée des héros, qui d’ailleurs, sont souvent des Hommes n’ayant jamais pensé avoir cela en eux. Et puis, je tiens cette fascination de mon père, un vétéran de 39-45. Il a 95 ans, il est en pleine forme et il ne cesse de parler de ce conflit. J’ai grandi avec ses récits et ceux de ses amis. Lorsqu’ils sont rentrés de France, ils avaient la vingtaine. Lorsque je n’étais qu’un enfant, tous les ans, il y avait des réunions d’anciens combattants à la maison et j’écoutais leurs souvenirs du front. Depuis quinze ans, je continue d’aller à ces réunions, et chaque année, un des vétérans manque à l’appel.  Mon père a de moins en moins d’amis de cette époque… Je suis vraiment un enfant de la Seconde Guerre mondiale.

CHEVAL DE GUERRE est un mélange totalement inédit de film de guerre et de conte pour enfants…

Oui, c’est inédit : pourquoi faire encore et toujours la même chose ? Après, je n’ai pas inventé ce cocktail. Mon film n’est que la dernière itération en date des idées et intentions créées par Michael Morpurgo dans son livre, elles-mêmes reprises dans l’adaptation scénique à Londres.

Comme E.T. et L’EMPIRE DU SOLEIL, dont il partage nombre de thèmes, CHEVAL DE GUERRE met en vedette un jeune acteur inconnu. Est-ce que les héros de ces films sont si proches de vous qu’il vous est plus facile de vous identifier à des débutants ?

Oui, mais vous savez, je me projette dans tous mes acteurs, dans tous les personnages. Je dois le faire. Parce que mes intentions doivent passer par eux. Je pense que c’est le seul moyen pour un réalisateur de diriger un comédien. Je dois me demande­r comment je réagirais dans telle ou telle situation, et trouver ce que je peux dire à mes acteurs à ce sujet. Si les sentiments d’un personnage me sont étrangers, comment les transmettre à mon casting ? Sinon, je dois dire que le Tintin de Jamie Bell est peut-être le personnage qui me ressemble le plus. Je partage ses valeurs, sa morale. Je suis assez direct. J’ai été scout… Tintin, non, mais bon ! (Rires.)

Comment avez-vous pris les résultats de TINTIN aux États-Unis et que pouvez-vous nous dire sur sa suite ?

Peter Jackson réalisera sans doute TINTIN 2 cette année, une fois qu’il en aura fini avec THE HOBBIT. Le script est actuellement en écriture et on espère l’avoir ce printemps. Il y a aura Tournesol, car originellement il était dans « Le Trésor de Rackham le Rouge » : nous devons débuter le prochain film avec les conséquences de l’aventure présentée dans LE SECRET DE LA LICORNE. Pour le moment, nous préférons garder secrets les tomes que nous allons combiner pour ce TINTIN 2. Avec un peu de chance, il sortira en 2014. Concernant les résultats du premier, je pense que le public américain n’a pas réagi négativement au film en lui-même, mais davantage à son concept. À savoir cette sorte de croisée des chemins entre le live action via la performance capture et l’animation. Devant TINTIN, vous avez l’impression d’assister à de la prise de vue réelle, et en même temps, il est perpétuellement rappelé que ce n’est pas le cas. Les Américains ne lui ont pas donné sa chance en salles. Mais ce n’est pas grave. Il a rapporté en tout plus de 330 millions de dollars dans le monde, et en a coûté 142. Il a été largement bénéficiaire malgré la maigre contribution du box-office américain à ce cumul…

Avec toute votre expérience, est-ce que vous êtes encore surpris sur un plateau ?

Tout le temps, car il se passe toujours quelque chose d’inattendu ! Vous ne savez pas à l’avance ce que vont apporter les acteurs. Ou ici, ce que les animaux allaient faire. Par exemple, dans la scène où le père revient chez lui avec Joey, ce dernier n’arrêtait pas de frotter son museau sur Peter Mullan. Ce n’était pas prévu du tout dans le scénario ! Nous l’avons conservé au montage parce que c’était réel. Comme si le cheval improvisait.

Vous aimez les outils à l’ancienne… Que pensez-vous des nouveaux progrès technologiques : les films en 48 images par seconde, la 3D – au-delà de films comme TINTIN –, ou du tout numérique ?

Je ne suis pas encore convaincu par l’idée des 48 images par seconde. Peter Jackson tourne THE HOBBIT ainsi et je sais que ce sera aussi le cas pour AVATAR 2. Je n’ai pas encore expérimenté la chose, mais Peter s’est proposé de me convaincre. Pour tout vous dire, j’ai un peu peur que l’image soit trop proche d’une retransmission télévisée, que cela ne ressemble plus à un film. Je ne dis pas que je ne tournerai jamais en digital, mais je peux vous promettre que, tant que l’on pourra développer de la pellicule, je tournerai en pellicule. Pour la 3D, cela fonctionnait très bien sur TINTIN. J’ai eu l’opportunité de l’utiliser pour CHEVAL DE GUERRE et j’ai choisi de ne pas le faire. Ce doit être un outil que l’on choisit, pas une obligation. Selon moi, le cinéma digital a une place dans l’analogique, dès lors qu’il n’est pas décelable. Dès que vous faites une scène avec des milliers de soldats, il est difficile de le faire sans effets spéciaux. Cela coûterait trop cher. Donc le public sait que les soldats ne sont pas réels. Je pense que c’est aux spectateurs de décider jusqu’où nous, cinéastes, pouvons aller en termes d’images numériques. Vous avez accepté mes dinosaures en CGI. Mais nous allons un jour atteindre un point où vous rejetterez les effets spéciaux numériques et préférerez les effets réalistes. Comme dans les films de David Lean.

Votre cinéma parle souvent de l’enfance malmenée par le monde des adultes. D’où vous vient cette thématique ?

De mes traumas de jeunesse ! À l’école élémentaire, au lycée, j’étais toujours celui que les gamins populaires tracassaient. Je me console en me disant qu’aujourd’hui, ils paient pour aller voir mes films (Rires.) J’étais un nerd… Avant de devenir réalisateur, j’ai perpétuellement vécu en me sentant comme un outsider.

CHEVAL DE GUERRE, de Steven Spielberg. Sortie le 22 février. Lire notre critique

Photo Bandeau : Olivier Vigerie

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