Interview de Nicolas Boukhrief : MADE IN FRANCE, et le cinéma dans tout ça ?

28-01-2016 - 15:53 - Par

Interview de Nicolas Boukhrief : MADE IN FRANCE, et le cinéma dans tout ça ?

À l’occasion de la sortie en e-Cinema de son film MADE IN FRANCE le 29 janvier, nous avons longuement rencontré le réalisateur Nicolas Boukhrief.

Cet entretien a été publié au préalable dans Cinemateaser Magazine n°51 daté février 2016 / Propos recueillis par Emmanuelle Spadacenta et Aurélien Allin

MADE IN FRANCE, film sur une cellule djihadiste agissant en hexagone, a connu un destin chaotique, les distributeurs et les exploitants se le refilant comme une patate chaude. Après des mois de tergiversations, il sortira finalement en e-Cinéma. Mais au-delà du cauchemar marketing et commercial, Nicolas Boukhrief est un réalisateur passionnant pour sa vision propre du cinéma et les influences sous lesquelles il se place. S’est organisée début janvier une discussion emballante entre lui et nous.

 

MIF-Pic1On ne va pas trop aborder le mode de diffusion de MADE IN FRANCE, en e- Cinéma, car vous vous êtes beaucoup exprimé sur le sujet…
Je vais vous dire une phrase très simple : je suis absolument ravi. Il faut être moderne. Je regarde des séries à la télé, je vois beaucoup de films en VOD. Entre sortir dans douze salles – parce qu’on en est là – et donner la chance aux gens de le voir où ils veulent, s’ils veulent, j’ai choisi. Tu paies 6 ou 7 euros, tu peux le voir à plusieurs, et en plus, le lendemain, il sera téléchargé. (Rires.) Moi, j’ai fait ce film pour qu’il soit vu. Alors c’est plus intéressant qu’il soit visible comme ça plutôt qu’il ne sorte que sur un écran à Ouessan.

Il n’y a pas d’histoire d’ego ?
Je m’en fous. Les gens me disent : ‘Je suis désolé pour ce qui t’arrive’. Ce n’est pas un enterrement. Moi, j’ai l’habitude de voir des fictions sur un petit écran. Mon film, ce n’est pas APOCALYPSE NOW.

Avec le recul, vous trouvez que
c’est un film qui pose problème ?

La peur est partout. À partir du moment où j’ai commencé à bosser dessus, j’ai rencontré la peur. De la part des financiers, notamment. J’ai dû faire un faux scénario car dès qu’on prononçait ‘djihad’, on avait des refus pour tourner dans des rues où il y avait déjà eu des quinzaines de prises de vues. ‘Ne parlons pas des choses qui fâchent’. C’est l’idée de la mort qui frappe. On vit dans un confort énorme. Beaucoup de journalistes me disent que mon film est visionnaire, mais pas du tout : le 11 septembre, c’était en 2001, Khaled Kelkal, c’était il y a vingt ans. Il y a eu les attentats de Bologne, de Barcelone, de Londres, de Boston. Au Yemen, en Irak, il y en a tous les jours. Mais comme ça frappe en France…

Vous teniez le sujet du film depuis longtemps. Un film comme LA DÉSINTÉGRATION de Philippe Faucon vous a-t-il décomplexé ?

Non, pas du tout. C’est un film que je n’ai pas voulu voir, comme WE ARE FOUR LIONS d’ailleurs, car quand j’ai un sujet en tête, je ne vais pas voir les films qui ont le même thème. Si le film est bon, ça va m’enlever l’idée de le faire et c’est dommage. Si j’ai une idée et que je la vois dans l’autre film, je vais avoir peur qu’on m’accuse de l’avoir piquée. Si je vois une bonne idée que je n’ai pas eue, alors je ne peux plus l’avoir. Je sais que le film existe, et je sais aussi que le traitement était différent de ce que je voulais faire, car moi, je voulais rester dans le film de genre, notamment pour pouvoir parler au plus grand nombre de jeunes. Philippe Faucon avait un angle plus ‘d’auteur’. J’imagine qu’il l’a très bien fait comme ça ; à moi de le faire de manière peut-être plus agressive en termes de mise en scène. Moi, j’avais Samuel Fuller en référence car il a toujours fait des films de genre avec un fond social. La maltraitance en hôpital psychiatrique, la corruption dans la police… Mais la notion de rythme passait avant la notion de discours.

Déplorez-vous qu’on parle plus de votre film pour son côté ‘chat noir’ que pour ce qu’il est en tant que film ?

Il y a des émissions où je ne veux pas aller. Je refuse les chaînes info. Ça ne m’est jamais arrivé d’être en promo et d’avoir à refuser de la faire. Je ne suis pas expert en djihad, je connais assez bien le sujet aujourd’hui et j’ai un vrai point de vue, mais il y a tellement eu de commentateurs après les attentats contre Charlie Hebdo qu’ils les ont tous épuisés.

MIF-Exergue1Sentez-vous que le film n’est jugé que dans son rapport à la réalité ? Que vous avez perdu la légitimité de la fiction ?
C’est effectivement un peu le problème aujourd’hui. J’ai essayé de faire un film juste mais pas réaliste. Pourtant, la perception que les gens en ont, c’est qu’il dit la vérité. Or, c’est ma perception cinématographique et humaniste du problème. Mon film traite d’un sujet d’actualité. Si le cinéma français était moins sclérosé et rouillé, réseau-ifié pour le cinéma d’auteur et décadent pour le cinéma commercial, on traiterait du Front national, des Roumains… Mais on préfère dire que mon film est visionnaire, parce que ça fait mieux, y a du storytelling.

Il y avait dans le cinéma français une tradition politique. On peut évoquer Yves Boisset…
… Tout à fait. Mais attention… J’ai beaucoup réfléchi sur toutes ces questions. Finalement, le cinéma français n’a jamais été très politique. Il y avait effectivement Yves Boisset, qui faisait des films sur la Guerre d’Algérie, l’extrême droite, le racisme… Le cinéma français a été politique dans le sens où il a été très social. Puis il y a eu Costa-Gavras, mais il a travaillé en Grèce et aux États-Unis et n’a pas parlé de la situation française. Ensuite, il y a eu Audiard mais dans un genre anar… Le cinéma français est peu politique. Il est plutôt petit-bourgeois – pour le meilleur, parfois. Mais interroger la société française à travers le cinéma de façon agressive, ce n’est pas trop dans les mœurs. Kassovitz est un cinéaste politique quand il fait LA HAINE, ASSASSIN(S) ou L’ORDRE ET LA MORALE.

Des cinéastes de genre, de votre génération, comme Jean-François Richet ou Florent Siri, se réfugient aujourd’hui dans la comédie populaire. Est-ce que c’est symptomatique de quelque chose ?
Je ne veux pas juger le travail de mes collègues que je n’ai pas vu. Mais ce n’est pas par hasard que je ne l’ai pas vu. Ce n’est pas un type de cinéma que j’affectionne, alors ce n’est pas parce que je connais très bien l’un des deux cinéastes que vous citez et apprécie les longs-métrages précédents du second que je vais aller voir ces films. Je me dis en revanche qu’ils ont le droit de s’essayer à la comédie s’ils en ont envie. J’ai le droit de faire une comédie si je veux. J’ai écrit trois comédies dans ma vie – j’ai un sens de l’humour particulier. Pour L’ITALIEN, le film avec Kad Merad, le scénario original que j’ai coécrit était beaucoup plus à l’anglaise, poil à gratter. Le film ne s’est pas fait comme ça.

Mais aujourd’hui, faire son film est compliqué, non ? L’industrie française semble très crispée.

Oui, elle est crispée. Il y a un problème en France : les structures sont en train d’imploser. Ce qui intéresse un marché étranger n’intéresse pas les télés : MADE IN FRANCE va beaucoup mieux fonctionner à l’étranger qu’une comédie qui fera 800000 entrées en France. GARDIENS DE L’ORDRE qui s’est bien planté en France s’est vendu dans 50 pays – pas forcément en salles, hein, parfois c’est sur le câble… Ce qui nous arrive sur le satellite ou en VOD, ce sont des polars, des films d’horreur… Pas des comédies. Pour qu’on voie débarquer une comédie danoise, faut vraiment que ce soit un carton auprès de son public. Le tout venant de la comédie de chaque pays, on ne le voit pas. D’autre part, l’avance sur recettes est complètement vérolée et refermée sur elle-même. Canal+ s’est passionné pour MADE IN FRANCE, mais à côté de ça, on ramait pour avoir un distributeur car le djihad n’intéressait personne et ce, bien avant les événements. Donc pour avoir un budget cohérent, ça devient très compliqué. Il y a, par an, trois ou quatre films d’ambition car tout le monde s’accorde à dire que le cinéma français doit avoir un certain niveau : LA BELLE ET LA BÊTE, le prochain Dupontel… Là, d’un coup, le cinéma tente un truc. Il y a ces films, puis les navets et ensuite, vous dégringolez en budget. J’ai mis une grande partie de mon salaire dans mes trois derniers longs-métrages, parce que j’ai envie de tourner. Et puis si je ne mets pas cet argent, je ne tourne pas et je gagne pas d’argent de toute façon, c’est con. Autant que je fasse un film, ça fait bosser plein de gens et puis j’apprends mon métier.

MIF-Pic2Est-ce que l’industrie française comprend vos références et vos modèles ? Fuller, McTiernan… Un cinéma populaire qui a un propos…
C’est le chiffre qui parle. D’ailleurs, il y a quelque chose d’intéressant en France : nous sommes le seul pays qui ne compte pas en recettes mais en entrées (Quelques autres comptent aussi en entrées, comme le Danemark, ndlr). Si demain, on comptait en recettes, ça poserait un gros problème. Un film qui fait 1 million d’entrées – dans les journaux, vous lirez que c’est un succès –, s’il a coûté 22 millions d’euros, il y a un souci. Il fallait peut-être qu’il fasse 3 millions d’entrées. Il y a un maintien du flou artistique qui brise la donne. Peut- être que des réalisateurs qui font du cinéma d’auteur, comme Philippe Faucon par exemple, sont en fait extrêmement rentables. Et qu’on pourrait éventuellement leur donner un peu plus d’argent pour qu’ils donnent une production value supplémentaire à leurs films. Quand je fais MADE IN FRANCE, je sais que par nature et avec ce budget- là, il y a une part du public qui attendra de le voir sur Canal+.

Le manque d’argent, vous l’intégrez dès l’écriture ?

Connaissant la situation, j’essaie de choisir des sujets idoines. Par exemple, pour MADE IN FRANCE, j’imagine l’histoire d’un type qui va partir en Afghanistan pour intégrer un camp d’entraînement – qu’il faut que je recrée où ? Au Maroc ? Oui mais ça va coûter cher. Alors est-ce la meilleure façon de faire ? Déjà que c’est un sujet difficile, dois-je commencer avec l’idée d’un budget élevé ? Qu’est-ce qui est plus intéressant ? Une cellule déjà constituée. Au lieu de traiter l’embrigadement, je traite les embrigadés. Ils vont vivre cachés. La clandestinité fait partie du budget en un sens.

Les contraintes sont libératrices ?
Complètement. Le manque d’argent vous oblige à avoir des idées. Pour LE CONVOYEUR par exemple, j’avais envisagé un gros film. Et puis, on n’avait pas de chaîne de télé derrière nous. Il nous manquait peut-être un million de francs pour faire le film. C’était un quart du budget, je crois. Le film ne pouvait pas se faire. Et je me suis dit que peut-être je pourrais intégrer le fait que la compagnie est en crise, qu’il n’y a plus beaucoup d’hommes, que c’est le dernier fourgon, qu’ils vont être rachetés. Toute la dimension sociale, ces gars désespérés qui pourraient crever alors que tout le monde s’en fout, est venue du manque d’argent. Et c’est probablement la meilleure idée que j’ai eue sur ce film. ‘Ils ne remplacent même pas les collègues disparus’ : à partir du moment où j’ai pu écrire cette réplique, j’étais sauvé. Je pouvais envisager un film presque de fantômes.

Le retard qu’a pris la sortie de MADE IN FRANCE vous a-t-il bloqué ? On sait que depuis, vous avez tourné un autre long-métrage.
Je voulais faire MADE IN FRANCE par dessus tout – et généralement, quand c’est le cas, on y parvient –, mais je voyais bien que le sujet était chaud et qu’il s’agissait d’un film sans gros casting. Donc j’ai écrit un autre scénario en parallèle au cas où MADE IN FRANCE ne se fasse pas – j’ai déjà eu un gros film qui ne s’est pas fait, CANNABIS. Et quand j’ai mis MADE IN FRANCE dans les tuyaux, j’ai fait lire le deuxième script à mon producteur. Quand MADE IN FRANCE tardait à sortir, je faisais déjà le casting du deuxième film. Ça m’a sauvé d’une semi-dépression.

MIF-Exergue2Vous avez une vraie ambition de récit. Vous ne pensez pas que vous pourriez vous épanouir dans la série télé ?

Je le ferais volontiers si la série télé française permettait de développer le genre de projet que j’ai en tête. Imaginez deux frères qui contrôlent une bonne partie du réseau de shit en France, l’un commence à triper djihad, l’autre reste dans un truc ultralibéral et se rêve en Scarface. Qui va contrôler le shit ? Un affrontement fraternel, un père absent, une sœur universitaire. Un soap en banlieue. Vous pouvez imaginer des voyages à l’étranger, des scènes d’une grande violence. Il y a tout. Ben, bonne chance à celui qui va pitcher ça. Même à Netflix. Moi, je ne retourne pas dans ce sujet-là : j’en sors. Je pense qu’en Angleterre oui, aux États-Unis, sans doute, mais en France, personne ne vous dit : ‘Vas-y, développe’. Peut-être que je sous-estime les diffuseurs mais…

Un THE SHIELD à la française, vous auriez pu faire ?

Je trouve souvent que les séries sont binaires : le travail, les amourettes. LE PARRAIN est en gros le film séminal de bon nombre de séries actuelles. C’est donc programmatique. Il y a des séries qui me passionnent : PENNY DREADFUL, je trouve ça sublime. Je suis bouleversé par le déchaînement gothique d’Eva Green. Globalement, la série, c’est un métier. Je respecte ceux qui le font, mais moi, je fais du long-métrage.

MIF-Pic3Pourriez-vous envisager de faire des films qui n’iront pas en salles, comme Cary Fukunaga avec BEASTS OF NO NATION ?
Vraiment, ça ne me pose aucun problème que MADE IN FRANCE sorte en e-Cinéma. Les mœurs ont tellement changé. Et puis qui a vu LE PARRAIN en salles ? LES OISEAUX ? Je n’ai jamais vu KING KONG, l’original, en salles. Après, je n’arrive pas à regarder un film quand ‘l’écran est plus petit que moi’, mais c’est peut-être générationnel. Mais si la fiction est puissante, elle passera, même sur le portable. Peut-être qu’il va y avoir un cinéma de gros plan qui va se créer. Est- ce que STALKER de Tarkovski, sur un portable, dans le train, ne crée pas une fascination particulière ?

Il y a un risque qu’on vous résume à MADE IN FRANCE ?

Mon prochain film, qui est inspiré du roman ‘Léon Morin, prêtre’, parle aussi de religion. Je me trouve à faire deux films sur la religion. Ce n’est peut-être pas par hasard, à l’âge que j’ai. Si demain, les gens veulent rapprocher les deux films, qu’ils le fassent ! Plus sérieusement, je pense qu’il est important de parler de spiritualité aujourd’hui. C’est déjà ce que je pensais il y a quatre ans et finalement, c’est le grand thème d’aujourd’hui. Le problème, c’est qu’on en parle en termes guerriers alors qu’il faudrait en parler en termes d’humanisme.

Bon, il semble qu’on a fait le tour.
Une dernière chose : si on parle de téléchargement, j’aimerais bien dire qu’il faut que ça devienne politique. Télécharger un film qui fait un milliard
et demi de dollars de recettes dans le monde, bon… Télécharger IT FOLLOWS, c’est pas bien. Payer pour aller voir IT FOLLOWS, ce n’est pas bien grave et le type est probablement un génie du cinéma fantastique.

Certains pourraient vous tomber dessus en disant que voler un riche et voler un pauvre, c’est la même chose.
Chacun doit se positionner par rapport au téléchargement : est-ce que vous voulez tout télécharger et vous contrefoutre que le cinéma indépendant existe ? Télécharger BLUE RUIN, c’est nier l’existence de Jeremy Saulnier. Je pense que je vais me mettre pas mal de monde à dos assez vite, mais c’est un sujet sur lequel je commence à m’exprimer.

MADE IN France
Disponible en e-Cinéma dès le 29 janvier

 

Copyright Photos Film : Emmanuelle Jacobson-Roques / Pretty Pictures

 

 

 

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