Moonlight, des hommes à la hauteur

27-02-2017 - 16:26 - Par

Moonlight, des hommes à la hauteur

Barry Jenkins nous parle de son deuxième long-métrage MOONLIGHT, couronné hier soir de l’Oscar du meilleur film.

 

Cet article entretien a été publié au préalable dans le magazine Cinemateaser n°61 daté février 2017

 

Il questionne l’Amérique, son identité, celle de ses minorités. Barry Jenkins, avec MOONLIGHT, vient d’offrir à son pays le plus bouleversant des électrochocs : grandir noir et homosexuel, dans un quartier pauvre de Floride, qu’est-ce que ça provoque à l’âme ? Et au cœur ? Ce réalisateur africain-américain a traduit en images le parcours intime du jeune Chiron et rien que pour ça, il mérite d’être connu. Présentations.

 

Moonlight-Pic1Un film très simple rafle toutes les récompenses cette saison aux États-Unis. MOONLIGHT, triptyque sur le malaise identitaire d’un jeune Noir homosexuel, né dans le quartier de Liberty City, à Miami. Chiron y grandit auprès d’une mère toxicomane, alors que le trafic de drogues fait rage. C’est auprès d’un dealer local, Juan (Mahershala Ali), et de sa compagne Teresa (Janelle Monae), qu’il trouvera de l’affection et de l’acceptation. Le personnage, âgé de 10 ans et surnommé Little, introverti, est joué par Alex Hibbert. Adolescent marginalisé, il est incarné par Ashton Sanders, puis adulte, sous le nom de Black, il a le visage de Trevante Rhodes. Sa personnalité va aussi se construire au contact de Kevin, avec qui il vit une complicité unique et sincère. MOONLIGHT est un film absolument africain-américain, qui déroule un certain nombre de thèmatiques inhérentes à la communauté noire (l’absence de figures paternelles, la ghettoïsation…) : « Le film est de l’art noir, tranche Barry Jenkins. Beaucoup de choses le prouvent – comme la musique d’ouverture ». « Every Nigger is a Star » par le Jamaïcain Boris Gardiner. « Il n’y a aucune communauté blanche sur laquelle j’aurais pu écrire la même chose. » MOONLIGHT n’est pas autobiographique pour Jenkins – il l’est pour Tarell McCraney, à l’origine de l’histoire. Mais Barry Jenkins vient, comme Tarell McCraney, de Liberty City. Il connait la violence qui y règne, la destruction partielle par la drogue, la force de la communauté, il connaît l’atmosphère, l’architecture et la lumière comme sa poche. Il sait même ce qu’est d’avoir une mère addict. Mais contrairement à Tarell McCraney, il n’est pas gay : « Bien sûr que je me suis posé des questions de légitimité. Il y a certaines histoires qui devraient être racontées à la première personne. Il y a bien des aspects de la vie de ce personnage dont j’ai moi-même fait l’expérience. Mais ce n’était pas le cas de tout le pan sexuel. Je n’étais pas sûr d’être la bonne personne pour faire ce Moonlight-Exergue1film, pourtant, je me suis dit que, étant une personne qui a vécu une vie parfois si proche de celles de Tarell et de son personnage, je pourrais utiliser mes compétences pour donner une voix à quelqu’un d’autre. Après une période de discussions régulières avec Tarell, pour lui expliquer ce que je voulais faire et écouter ses intentions, je me suis dit que je pouvais alors m’approprier le personnage. » Et c’est tout le prodige du film : son contexte très particulier, son quartier spécifique, ses questionnements sexuels personnels ne l’empêchent en rien d’être un grand film, inclusif, sur la solitude. « C’est un film fait pour être partagé au-delà du public noir, nous dit Barry. Je dis souvent que c’est un film que j’ai fait pour nous mais qui est fait pour être partagé avec tous. »

 

MEDICINE FOR MELANCHOLY, le premier long-métrage de Barry Jenkins, tourné à San Francisco et doté d’un budget de 15000 dollars, suivait un homme et une femme noirs d’une vingtaine d’années, au lendemain d’une soirée alcoolisée, qui apprenaient à se connaître après avoir couché ensemble et échangeaient leur point de vue sur l’identité africaine-américaine, les couples mixtes, la gentrification… Un conflit idéologique sur fond de romance millenial. « MOONLIGHT n’est pas aussi intellectuellement inquiet de l’identité, analyse Barry. En revanche, il est plus émotionnellement centré sur la formation de l’identité. MOONLIGHT tente de parler de l’expérience black comme un tout. » Son cinéma est préoccupé. Son premier court-métrage MY JOSEPHINE (voir en bas d’article), écrit au lendemain du 11-Septembre et réalisé à la sortie de la fac, était dialogué en langue arabe et résonnait des pensées de Aadid, employé d’un pressing amoureux de sa collègue Adela, avec qui il lave gratuitement les drapeaux américains. Jenkins oppose à l’hostilité et la violence, l’amour et l’humanité. Ses films désarçonnent par leur point de vue humain et complexe, ils démontent les schémas et Moonlight-Pic3les systèmes : « Je ne fais pas des déclarations politiques, mais je réalise qu’avoir créé ces personnages et avoir imaginé certaines des choses qu’ils font, c’est intrinsèquement politique. Ces personnages sont politisés par la manière dont ils sont dépeints, à l’opposé de la manière habituelle dont ils sont dépeints. Créer quelque chose qui est différent de ce qu’on attend d’un personnage, voire de ce qu’on accepte de lui, devient intrinsèquement politique. » Le plan séquence d’ouverture de MOONLIGHT suit Juan qui descend de sa belle voiture pour s’intéresser aux recettes d’un des revendeurs qui écoule sa came. Des stéréotypes d’histoires africaines-américaines (ghetto/drogue/gangsta) immédiatement contrés : à peine quelques minutes plus tard, Juan extirpe Little d’un taudis où il se cache de jeunes brutes et le ramène chez lui pour le nourrir et écouter ses peines. « Je suis content que vous souligniez le début du film, nous dit Jenkins. Car si un spectateur ne sait pas du tout ce qu’il va voir dans MOONLIGHT, je sais, moi, à quoi il va s’attendre. Ces personnages ne vont pas se comporter comme vous le pensez – jugement fondé sur ce à quoi ils ressemblent. Peut-être qu’avec MOONLIGHT, lorsque vous attendrez le bus ou que vous prendrez le train avec des jeunes gens qui ressemblent à mes personnages, vous pourrez vous identifier à leur sentiment de solitude ou d’isolement. »

 

Moonlight-Exergue2

 

Barry Jenkins, fan de DIE HARD et de MARIÉS DEUX ENFANTS, n’a rien contre le bon vieux divertissement des familles – « Le cinéma doit aussi servir à s’évader, du moment que ce n’est pas au détriment d’un cinéma plus réflexif », concède-t-il. Les influences ne deviennent pas nécessairement une esthétique, finit-il par dire en rigolant. Chez Jenkins, aucune trace du héros cynique et viril à la John McClane, pas plus du mâle rétrograde et concupiscent à la Al Bundy. Plus des portraits d’hommes réalistes et romantiques, très contemporains, qui rappellent farouchement le travail humaniste qu’effectue Andrew Haigh, créateur de LOOKING, série aussi poétique que quotidienne sur un groupe d’amis homosexuels : « J’adore ce que fait Andrew, nous dit Barry. WEEK-END ou 45 ANS… J’ai passé 8 ans de ma vie à San Francisco, j’ai donc une connexion très personnelle à LOOKING. Andrew est à l’avant-garde de la manière dont on autorise désormais les hommes à exprimer leur envie et leur désir, le deuil et le chagrin. Il y a une vraie reconnaissance de ces sentiments. » Et puis le lyrisme, les silences, les néons, l’importance des regards et la noblesse de la timidité rappellent à quel point son cinéma est en grande partie défini par les influences asiatiques. Il cite Wong Kar-wai (HAPPY TOGETHER, CHUNGKING EXPRESS) et Hou Hsiao Hsien (THREE TIMES) comme des grands maîtres à penser. « C’est le premier cinéma dont je suis tombé amoureux. Quand je me suis jeté dans le cinéma en tant qu’étudiant, c’était l’époque de la nouvelle vague asiatique. Et puis il y a eu la découverte de la Moonlight-Pic2Nouvelle Vague française. Mon premier film est lourdement influencé par À BOUT DE SOUFFLE. Bon, il ne ressemble pas à À BOUT DE SOUFFLE mais un peu, dans la manière dont certaines choses sont filmées. Ces deux nouvelles vagues font partie de ce qu’on pourrait appeler ma ‘voie créative’. Claire Denis serait ma réalisatrice préférée et nous avions d’ailleurs piqué un bout du score de VENDREDI SOIR pour mon premier film. J’ai été largement influencé par BEAU TRAVAIL dans son idée de la masculinité et notamment de la masculinité performative. » Barry Jenkins et son MOONLIGHT sont de nouveaux symboles de la résurgence d’un cinéma sentimental, comme Andrew Haigh et son LOOKING… « Je dois reconnaître que MOONLIGHT a plus de sens aujourd’hui que s’il était sorti il y a trois ans. Avec ce qui se passe dans le monde et aux États-Unis… J’ai fait mon premier film quand Barack Obama est devenu Président, je fais mon deuxième quand il s’en va. » Barry Jenkins prend la parole lorsque le monde change de manière radicale. Les bouleversements politiques américains inspireront sans doute chez lui l’envie de dépeindre un monde différent. Un monde de tolérance et d’humanisme. MOONLIGHT a déjà commencé. Preuve en est, le public se l’est approprié, faisant de cette production Plan B (société de Brad Pitt) l’un des plus gros succès commerciaux du cinéma américain indépendant en 2016 (à l’heure où nous bouclons, il a rapporté 13,5 millions de dollars sur son territoire) : « MOONLIGHT est quelque chose pour moi mais il a le droit de représenter quelque chose de totalement différent pour quelqu’un d’autre. Je m’attendais à ce que les gens en prennent possession et le reformulent pour eux en fonction de leurs propres expériences. C’est magnifique. Une œuvre d’art ne devrait jamais être statique. »

 

MOONLIGHT, de Barry Jenkins
En salles
Lire notre critique

 

 

 

 

 

 

Pub
 
 

Les commentaires sont fermés.