Dossier : ENEMY, Double Je

27-08-2014 - 16:49 - Par

Deux ans après le tournage, ENEMY débarque enfin dans les salles françaises. Cinemateaser discute avec le réalisateur Denis Villeneuve de ce film déroutant et d’une carrière en grand écart entre le Québec et Hollywood.

Cet entretien a été précédemment publié dans Cinemateaser Magazine n°36 daté juillet-août 2014 

À Cannes, l’acteur Jay Baruchel disait à Cinemateaser que Denis Villeneuve était « un trésor national » canadien. Après UN 32 AOÛT SUR TERRE et MAELSTRÖM, Villeneuve a marqué les esprits avec POLYTECHNIQUE, ELEPHANT québécois déconstruisant une fusillade dans une fac. Mais c’est en 2011 qu’il a acquis une renommée internationale, avec INCENDIES, nommé à l’Oscar du meilleur film étranger. Après le succès de PRISONERS, son premier projet US, il poursuit sa carrière hollywoodienne : lorsque nous le joignons au téléphone en juin, il s’apprête à tourner SICARIO, dans lequel Emily Blunt réunira une unité d’élite pour faire tomber un baron de la drogue. Il enchaînera ensuite sur STORY OF YOUR LIFE, projet SF où Amy Adams entrera en contact avec des extraterrestres –il a été acheté 20 millions de dollars par Paramount, un record au dernier Marché du Film de Cannes. Mais avant cela, le public français pourra enfin découvrir ENEMY, tourné avant PRISONERS et mettant en scène un Jake Gyllenhaal découvrant l’existence de son doppelgänger. « J’aurais adoré venir à Paris pour en parler, mais mon planning ne me le permet pas », nous dit-il. Pas grave : Cinemateaser s’est longuement entretenu avec lui afin de discuter de ce film étrange et puissamment évocateur, des figures (féminines) récurrentes de son cinéma et de ses ambitions d’auteur à Hollywood.

On a découvert ENEMY à Toronto et, pendant un moment, on a cru qu’il ne sortirait jamais en France. On a même cru qu’au mieux, il ne serait distribué qu’en DVD….
C’est une curieuse période, il y a comme une espèce de panique chez les distributeurs. Donc je suis très content qu’ENEMY sorte sur les écrans en France.

Cette attente était-elle frustrante pour vous ? Ce sont des choses qui arrivent. Souvent, la distribution des films à l’international prend des mois ou des années. Par exemple, PRISONERS sort à peine maintenant au Japon. Au Québec, on a parfois des films dix-huit mois après leur présentation à Cannes. Ça empêche les films de profiter du buzz lors de leur présentation en festival…
Tout à fait. Mais dans le cas d’ENEMY, ce n’est pas un mal. Les circonstances ont fait que j’ai terminé ENEMY et PRISONERS à une semaine d’intervalle. PRISONERS a bénéficié d’une campagne de promotion à l’américaine. Cela aurait totalement écrasé ENEMY, à mon avis. C’est donc une bonne chose qu’il sorte un peu après.

Pensez-vous qu’ENEMY soit difficile à vendre pour un distributeur ?
Oui. Mais c’est surprenant, surtout pour la France où il y a quand même un appétit pour les films d’avant-garde. Je considère qu’ENEMY est atypique mais bon… C’est un OVNI, mais si on le compare à d’autres OVNI, il reste quand même assez conventionnel ! (Rires.)

C’est vrai qu’en dépit de son étrangeté, ENEMY reste assez accessible car il propose une vraie expérience de cinéma…
C’est le paradoxe auquel les distributeurs ont été confrontés : les gens sont à la fois fascinés et déstabilisés par le film. ENEMY est, je pense, relativement accessible. Il requiert juste une grande attention. Et souvent on me dit que les gens l’apprécient plus au deuxième visionnage.

Il faut aussi accepter de ne pas tout comprendre…
Oui, tout à fait, et c’est là-dessus que le distributeur français va travailler, à mon avis. Il faut le présenter comme un film ludique qui propose une énigme au spectateur. J’aimerais que le public soit inclus dans l’équation.

L’une des clés du film est la citation du début : « Le chaos est un ordre qui n’aurait pas encore été déchiffré ». Aviez-vous envie de donner un indice au public, de jouer avec lui?
Oui, absolument ! Cette phrase est tirée du roman et elle résume la structure du film, elle explique comment l’appréhender. Elle est aussi pertinente pour illustrer le processus de fabrication du film. J’aimais cette phrase car elle décrivait bien ma relation de travail avec Jake Gyllenhaal. On s’est rencontrés sur une promesse, à savoir que j’allais créer un laboratoire de mise en scène et de jeu où on partagerait la création, où on réfléchirait sur le cinéma ensemble. On faisait une tonne de prises, et à chacune d’entre elles on essayait des tas de choses. On a vraiment exploré ensemble, on s’est permis d’aller vers de nouveaux territoires. C’était une expérience de création formidable.

C’est drôle d’avoir une méthode aussi libre pour un film aussi précis et complexe…
La structure du scénario, les scènes… tout était très précis. Mais je trouvais que les personnages étaient un peu trop schématiques sur le papier. En faisant un film sur le subconscient, j’avais envie de me rapprocher le plus possible de la vulnérabilité des acteurs, de leur vraie personnalité, envie aussi qu’ils s’investissent. Plutôt qu’ils s’approchent du personnage, de laisser le personnage s’approcher d’eux. Il y a donc eu un travail d’improvisation avec chaque comédien : dans les paramètres donnés d’une scène, en respectant des actions très précises, je voulais leur donner un espace de liberté pour qu’ils puissent expérimenter quelque chose de plus risqué dans leur jeu. C’était très jouissif à faire.

Quand on voit ENEMY, on pense à LOST HIGHWAY de David Lynch et RÉPULSION de Roman Polanski. Ces films vous parlent-ils?
Quand on traite du double, du pouvoir du subconscient, quand on parle de dérouter le spectateur, LOST HIGHWAY est forcément une influence. Il fait partie de ces films comme 2001 de Kubrick ou PERSONA de Bergman que j’ai puissamment adorés et auxquels j’ai toujours eu envie de me frotter. Donc c’est une référence valable, surtout qu’il y avait dans LOST HIGHWAY un rapport à la lumière assez fort, comme dans ENEMY. Polanski était également un réalisateur que nous avions en tête, effectivement. Mais souvent, les films qui nous inspirent ne sont pas ceux que l’on peut déceler à l’écran. Donc c’était surtout LE LOCATAIRE qui nous a influencés. Mon chef opérateur (Nicolas Bolduc, ndlr) et moi, on adore ce film.

Dans votre filmo, l’idée du double était déjà un peu présente dans MAELSTRÖM avec cette femme qui tombait amoureuse du fils de l’homme qu’elle avait tué en voiture. Pourquoi cette idée vous taraude-t-elle ?
En fait, que je fasse un film sur le thème du double comme ENEMY m’a surpris… J’ai vraiment eu un coup de foudre pour le roman. Je me suis immédiatement dit que ce serait mon prochain film. Mais en même temps, pour me contredire totalement, je dois avouer qu’en faisant ENEMY, je me suis rendu compte à quel point ce thème était profondément en moi, cette frayeur de ne pas être seul dans le monde ou à l’intérieur de moi-même. (Rires.) En ce sens, cette idée – des forces en nous qui nous dédoublent et qu’il faut arriver à dissoudre pour être libre– m’obsède, oui.

ENEMY arrive à un moment charnière de votre carrière. C’est un petit film mais avec une star hollywoodienne. En quelque sorte, il illustre votre dédoublement, il allie le ‘vous cinéaste’ d’avant PRISONERS et le ‘vous cinéaste’ d’après PRISONERS…
Avant de faire ENEMY, je savais que j’allais enchaîner avec PRISONERS. ENEMY répondait à un besoin fort de travailler le cinéma dans un espace de liberté totale où je pourrais m’éclater dans un projet atypique, avant d’aller, peut-être, me casser la gueule à Hollywood. (Rires.) J’avais vraiment besoin de m’affirmer avec ENEMY. Mais en même temps, il me servait aussi à faire un premier film en anglais. Je ne suis pas bilingue. Je suis capable de diriger une équipe en anglais, mais diriger des acteurs c’est tout autre chose. Ce sont des bêtes sensibles, les acteurs. (Rires.) Je devais donc me prouver que j’étais capable de le faire, avant de me frotter au « monstre ». ENEMY était rassurant pour moi. En faisant PRISONERS, je me disais : « Au moins j’aurais fait ENEMY ». Ça va faire trois fois que je tourne deux films coup sur coup : POLYTECHNIQUE et INCENDIES, ENEMY et PRISONERS, et là SICARIO et STORY OF YOUR LIFE. C’est un élan puissant que je ne saurais expliquer. Ce sont toujours des films curieusement jumeaux sans parenté en surface mais qui, en fait, sont liés en profondeur.

La figure féminine a une place prépondérante dans votre cinéma. ENEMY est votre film le plus offensif sur le sujet. Tandis que PRISONERS, qui était votre premier long-métrage américain, était étrangement votre film le plus masculin…
Ça m’a fait du bien de faire PRISONERS car j’étais effectivement totalement conscient de sa masculinité. Je l’ai tourné avec le chef opérateur Roger Deakins : il est très américain dans sa façon de filmer les corps dans l’espace, son travail me fait penser aux films de John Ford. C’était vraiment très stimulant pour moi d’aller vers un univers plus viril. Mais je vais être honnête, je ne sais pas comment répondre à votre analyse !

Mais sentez-vous tout de même qu’ENEMY vibre de manière assez agressive sur les sujets de la violence –psychologique et physique– à l’égard des femmes ?
Pour moi, ENEMY est un film qui traitait de l’intimité masculine. Mais en vous parlant, je réalise que j’ai souvent fait des films sur des femmes et qu’ENEMY était un pont entre les deux mondes : mes films d’avant et PRISONERS. Je n’avais jamais vu ça comme ça mais c’est très pertinent. Mais je ne réponds toujours pas vraiment à votre analyse ! (Rires.)

Ça me va : vous allez là où je voulais en venir. Pour moi, dans son traitement des rapports de force, ENEMY rappelle POLYTECHNIQUE et la scène de club au début du film renvoie à votre court-métrage NEXT FLOOR… ENEMY est un aboutissement. Il vous a permis de passer à autre chose, en quelque sorte…
Ça me touche profondément que vous disiez ça. Pour moi, réaliser ENEMY c’était comme faire un dernier tour dans une zone de mon imaginaire que j’allais quitter pendant un moment. Ça me faisait peur car j’avais des insatisfactions profondes avec certains de mes films, comme MAELSTRÖM, et retourner dans cet espace de mon imaginaire m’a rendu très vulnérable. C’est vrai qu’il y a un lien de parenté très fort avec NEXT FLOOR. En un sens, ENEMY était un au revoir à tout ça: je ne savais pas quand je pourrais retourner à ce genre de projets.

Vous décrivez des rapports de force obsessionnels dans ENEMY. Diriez- vous que dans votre façon de travailler, vous avez l’obsession de vous imposer à tout prix ? De faire triompher vos choix, y compris face à des producteurs américains?
En faisant ENEMY, j’étais conscient qu’il ne plairait pas au grand public. Le cinéma est un geste d’expression mais aussi de communication. J’ai fait ENEMY en pensant aux autres, mais sans être écrasé par le poids de leur regard. Je suis conscient qu’il ne plaira pas à beaucoup de gens mais je suis totalement en paix avec cette idée. En fait, je suis un peu totalitaire : pour être capable de faire un film, j’ai besoin de m’affirmer complètement. C’est pour ça que je suis un très mauvais réalisateur de pubs. Je ne peux pas faire de projet de commande. Même PRISONERS, je me le suis radicalement approprié au fil de la production. Si certaines idées du script me sont lointaines, le film m’appartient tout de même totalement. J’ai un rapport autistique à la création, je suis monomaniaque.

Est-ce que le fait d’avoir adapté une pièce pour INCENDIES a rendu votre cinéma plus tragique, plus volontairement théâtral ?
C’est sûr qu’INCENDIES est un film charnière. Wajdi Mouawad, l’auteur de la pièce, m’avait dit: ‘Tu vas souffrir parce que tu vas devoir passer par le même chemin que moi’. Et j’ai compris ce qu’il voulait dire quand j’ai écrit le scénario : j’ai été obligé de m’approprier ses idées et de saisir ce qu’elles faisaient résonner en moi pour que le film devienne mien. INCENDIES m’est intimement lié. Cette réappropriation d’un texte de quelqu’un d’autre était un processus nouveau et extraordinaire pour moi. Ça m’a permis, sur PRISONERS ou maintenant sur SICARIO, de prendre le script de quelqu’un d’autre, de le digérer, de le transformer, pour à la fin le revendiquer corps et âme.

PRISONERS, SICARIO et STORY OF YOUR LIFE sont trois films de genre. Pensez-vous que le film de genre, régi par des codes très établis et compris par le grand public, est le territoire idéal pour s’imposer à Hollywood en tant qu’auteur ?
C’est une bonne question mais, pour être honnête, je ne réfléchis jamais le cinéma en termes de genre. Aujourd’hui, le genre est intéressant dès lors qu’on peut le travestir ou en repousser les limites. Je pense que PRISONERS a séduit car c’était un thriller avec un fort rapport à l’intimité, à un questionnement moral. Le thriller était abordé différemment.

Pensez-vous qu’après INCENDIES et votre nomination à l’Oscar du meilleur film étranger, le Québec était devenu trop petit pour vous?
Au Québec, on est gâté quand on est cinéaste : le gouvernement finance une création très libre. Mais ce système est limité en moyens. Je ne pourrais pas faire SICARIO au Québec. J’avais aussi le désir de grandir en tant qu’artiste. J’évolue en me frottant à des gens qui ont plus de talent que moi. Sur SICARIO, je travaille de nouveau avec Roger Deakins. À son contact, j’apprends tout le temps. J’ai besoin que le cinéma soit une école pour moi. Pour être stimulé, je dois sentir que je suis en train d’apprendre. Et je le fais en m’entourant de gens de plus en plus talentueux. Pour ça, j’ai été obligé de sortir du Canada. Je voulais aussi – et cela a toujours été viscéralement important – que mes films ne soient pas vus uniquement au Québec. Pour une question de santé de création, je sentais que mes films devaient avoir une certaine universalité.

ENEMY, de Denis Villeneuve. En salles.
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