PENTAGON PAPERS : chronique

22-12-2017 - 06:01 - Par

PENTAGON PAPERS : chronique

Dans la lignée de LINCOLN et LE PONT DES ESPIONS, Steven Spielberg questionne sa méfiance des autorités à l’aune de son humanisme. Une leçon de mise en scène engagée, captivante et stimulante.

Contre l’avis de son cabinet et de son peuple, le Président Lincoln retarde la fin d’une guerre sanglante et danse sur le fil de la légalité pour amender la Constitution et interdire l’esclavage. D’un côté comme de l’autre du Rideau de Fer, alors que les institutions et les sociétés se livrent une guerre idéologique aveugle, l’avocat en assurances James Donovan défie la pensée de clans pour défendre, au sens propre comme au figuré, l’humain. Kay Graham et Ben Bradlee, directrice de la publication et rédacteur en chef du Washington Post, se trouvent à la croisée des chemins : eux qui ont souvent entretenu des relations amicales avec certains politiques, vont-ils publier des documents secrets sur la conduite de la guerre du Vietnam, levant le voile sur des décennies de mensonges d’État ?

Mettant en scène des individus puissants, anonymes ou détenteurs d’un contre-pouvoir qui remettent en question un système jusqu’à enfreindre certaines de ses lois et valeurs constitutives, LINCOLN, LE PONT DES ESPIONS et PENTAGON PAPERS forment une trilogie officieuse dans la filmographie de Steven Spielberg. Unis par la figure de « l’homme debout » décrite par Abel dans LE PONT DES ESPIONS (la femme debout dans le cas de PENTAGON PAPERS), ces trois films exaltent le pouvoir des mots, l’importance de leur sens et de leur juste usage. Des chroniques fondamentalement engagées dans lesquels les jeux politiciens, dans leur vanité, se voient retoqués par Spielberg et ses personnages. Richard Nixon, croque mitaine fantomatique de PENTAGON PAPERS, se voit-il ainsi mis à bonne distance du spectateur, filmé de loin, derrière les fenêtres de la Maison Blanche, tournant le dos à la caméra alors qu’il éructe sa haine des journalistes.

Pour autant, LINCOLN, LE PONT DES ESPIONS et PENTAGON PAPERS n’instaurent rien d’inédit dans le cinéma de Spielberg : son manque de déférence voire sa défiance à l’égard des autorités a animé nombre de ses films – le maire cynique des DENTS DE LA MER, les scientifiques menaçants et sans visage d’E.T., les militaires tarés de 1941, les états assassins et vengeurs de MUNICH etc. Mais ce sentiment n’est jamais la réification d’une quelconque vindicte populiste : dans LE PONT DES ESPIONS Donovan allait justement au-delà des émotions épidermiques de la masse, jusqu’à en devenir lui et sa famille, les victimes. Car depuis TINTIN, Spielberg modèle la plupart de ses films en autoportrait de sa nature indéfectible de conteur, dont les histoires, par leur quête d’humanité et de lien, envisagent de changer le monde. C’est peut-être là que son cinéma se fait le plus politique : en exaltant le rôle d’un individu au sein d’un élan humaniste, il répond à sa peur des autorités, il met en avant des valeurs morales portées par des hommes et des femmes se sachant les rouages d’un édifice plus important qu’eux – même Lincoln, qui lance dans une scène : « Je vais hisser le drapeau. Une fois fait, ce sera au peuple de le garder hissé ».

Dans ce processus, PENTAGON PAPERS se trouve face à un challenge de taille. Dans LINCOLN, la première apparition du Président l’iconisait, pour ensuite mieux l’humaniser. Dans LE PONT DES ESPIONS, dès sa première scène l’ordinaire Donovan apparaissait extraordinaire, au-dessus du lot, en raison de sa faconde, de la justesse de son raisonnement, de son attachement aux faits et à la raison. Quand PENTAGON PAPERS débute, le Washington Post n’est pas encore celui du scandale du Watergate, que LES HOMMES DU PRÉSIDENT a glorifié et immortalisé. Il est une feuille locale, sans réel rayonnement, se battant avec des informations de seconde importance – le mariage d’une fille de Nixon. Forcément, Kay Graham et Ben Bradlee y apparaissent d’emblée antihéroïques, presqu’anecdotiques, à la limite de l’inconséquence, même si leur première scène commune, ahurissant plan fixe de plusieurs minutes présente sans fioriture des personnalités bien trempées. Reste qu’au premier visionnage, la demi-heure introductive de PENTAGON PAPERS semble heurtée, dans une retenue presque laborieuse. Pourtant, c’est tout le talent du scénario de Liz Hannah et Josh Singer de construire méticuleusement la suite des événements : le premier acte prend son temps pour exposer une montagne de faits, de personnages, d’enjeux qui, peu à peu, s’imbriquent et prennent sens – un second visionnage, dans la conscience de ce qui va suivre, confirme cette sensation.

Car si PENTAGON PAPERS se nourrit de deux thèmes principaux – la place de la femme dans un monde misogyne et la liberté de la presse comme vecteur de vérité et indispensable ‘check & balance’ –, le script développe une foule d’autres questions – gouverner s’accompagne-t-il forcément de mensonges ? Les journalistes et les politiques peuvent-ils décemment se fréquenter ? Doit-on avoir du recul pour aborder des faits et doit-on donner aux gouvernants le bénéfice du temps ? Défendre une cause implique-t-il de danser sur le fil de la légalité ? Une richesse thématique qui mène parfois Spielberg et ses scénaristes à quelques dialogues trop appuyés, en guise de raccourcis. Mais PENTAGON PAPERS ne faiblit jamais dans ces débordements, tant il n’a de cesse de replacer l’humain au centre de ses préoccupations morales, politiques et historiques. À ce titre, l’observation du destin de Kay Graham se révèle d’une grande justesse : sans fard, le récit démontre comment les hommes taisent sa parole, ses opinions, l’infantilisent, la méprisent, bien que tous soient ses subordonnés. La manière dont Graham prend les rênes de son existence et s’élève offre à PENTAGON PAPERS un souffle imparable, tout en donnant l’occasion à Spielberg de prouver une énième fois le brio de sa mise en scène.

Qu’il noie Kay dans un océan de visages d’hommes au sein de cadres étroits et étouffants – sa première utilisation du 1.85 depuis LA GUERRE DES MONDES – ; qu’il la relègue au second plan derrière des hommes marchant devant elle sans l’écouter ; qu’il fasse appel à « The Jury », un tableau de Norman Rockwell (son peintre préféré, maintes fois cité dans ses films) pour mettre en scène la manière dont les hommes fondent sur elle pour l’influencer ; ou qu’il use par deux fois du symbole de l’escalier pour figurer ce qu’elle doit accomplir / ce qu’elle a accompli, Steven Spielberg filme le plafond de verre avec un brio formel ahurissant. Brio formel qui, à chaque scène, hisse PENTAGON PAPERS au-dessus de la mêlée, lui insuffle autant sa puissance, sa rage, que son cœur. Tout comme Spielberg et son chef opérateur Janusz Kaminski avaient filmé LINCOLN et LE PONT DES ESPIONS en respectant les codes d’un genre – le procedural et l’espionnage –, ils embrassent ici le thriller avec un appétit de débutants. Contre-plongées, plongées, cadres bas (notamment dans de superbes plans de Steadycam dans les travées de la rédaction du Post), lignes de fuite vertigineuses, mouvements amples et lyriques : PENTAGON PAPERS est une leçon de réalisation et de mise en scène, qui ménage nervosité et élégance.

Esthétiquement précis et inventif, PENTAGON PAPERS l’est au point qu’il pourrait être muet et rester parfaitement intelligible. Car, au sein de cette cathédrale visuelle emballante, le propos et les humains qui le portent restent rois. Là réside la majesté du cinéma de Steven Spielberg : tout comme ses personnages récents, de Lincoln l’amateur d’anecdotes à James Donovan l’avocat à la faconde charmeuse en passant par le Bon Gros Géant souffleur de rêves ou le duo Graham/Bradlee dont le travail doit servir « les gouvernés, pas les gouvernants », il est un conteur avant toute autre chose. Un conteur mettant ses images et son génie non pas à leur propre service, mais à celui d’un idéal, d’un édifice moral, politique et humaniste qui le dépasse. Un conteur attaché à ce qui nous unit, qu’il s’agisse d’un geste concret ou d’une valeur abstraite, d’une fonction prosaïque ou d’une utopie sentimentale. Peu importe les présidents, les oppressions, la vitesse à laquelle le progrès est nié. « L’homme debout », c’est lui.

De Steven Spielberg. Avec Meryl Streep, Tom Hanks, Bob Odenkirk. États-Unis. 1h55. Sortie le 24 janvier

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