DA 5 BLOODS : chronique

10-06-2020 - 14:05 - Par

DA 5 BLOODS : chronique

Deuxième film de guerre pour Spike Lee, un genre qui permet à son cinéma d’être aussi spectaculaire que politique. Une réussite.

 

On peut reprocher à Spike Lee de faire passer des messages politiques de manière trop littérale mais la puissance de son cinéma ne s’embarrasse pas de poésie. En trente-cinq ans de carrière, il n’a en rien perdu de sa spontanéité, de sa pertinence ni de son audace. Dans DA 5 BLOODS, il s’accroche à ses plans signatures – les dolly shots, les monologues face caméra, les plongées et contre-plongées excessives… –, rivé à ses fameuses ruptures, que l’image documentaire s’invite soudain dans la fiction ou que la comédie s’efface subitement au profit du drame. Ses films ne ressemblent qu’à eux-mêmes et DA 5 BLOODS est l’image parfaite de Spike Lee. Il commence sous les néons et les couleurs éclatantes du Vietnam capitaliste d’aujourd’hui, là où quatre vétérans (Delroy Lindo, Clarke Peters, Isiah Whitlock Jr et Norm Lewis) se retrouvent cinquante ans après y avoir combattu. Ils ont prévu de partir sur les traces de la dépouille de leur frère d’arme (Chadwick Boseman) et d’un gros magot qu’ils ont laissé sur place à l’époque. L’un d’eux, Paul, rejoint par son fils David (Jonathan Majors), souffre d’un syndrome post-traumatique sévère. Les retrouvailles sont d’abord joyeuses, le film, ludique, s’amusant même à citer APOCALYPSE NOW. On croit d’abord à une comédie autour du « dark tourism » mais l’animosité (réciproque) entre Vietnamiens et Américains fait basculer DA 5 BLOODS vers une série de « règlements de comptes » inquiétants. Ce pèlerinage va raviver la rancœur que nourrissent les quatre hommes contre l’Amérique. À l’instar des souvenirs qui les assaillent, le film opère d’incessants retours dans le temps, nous projetant sous les tirs des soldats vietnamiens : le numérique laisse alors sa place à un super-16 au grain sublime et les personnages, dans leur glorieuse soixantaine, activent leur mémoire sans jamais parvenir à se remettre dans la peau des jeunes gens qu’ils étaient alors. Grande idée, très courageuse, de garder les mêmes acteurs pour jouer les vétérans qu’ils sont aujourd’hui et les soldats qu’ils étaient cinquante ans auparavant : les flashbacks transpirent de regrets, de remords et de chagrin. La violence de la guerre n’est jamais édulcorée.

Si les joutes verbales tourbillonnantes, éructant des opinions définitives et nourries par la grande expérience théâtrale des acteurs, participent largement à la portée politique du film, c’est surtout en déployant de nombreux outils visuels que Spike Lee déroule sa narration. Non seulement il alterne pellicule et numérique, mais il varie aussi les formats, passant du 1:33 au scope avec élégance et pertinence – ce n’est pas la première fois qu’il s’y essaie mais c’est sûrement sa plus grande réussite. DA 5 BLOODS affiche une vraie richesse visuelle, surtout lorsque l’artificialité s’invite par des collages ou par la réappropriation de l’imagerie du Black power. Résonnent sans cesse les discours de Martin Luther King ou de Malcolm X, visant à discuter la présence afro-américaine au Vietnam. DA 5 BLOODS gagne à être remis en perspective avec MIRACLE À SANTA ANNA, trop souvent considéré mineur dans la filmographie de Spike Lee : en 2008, quand le réalisateur s’intéresse aux Buffalo Soldiers envoyés combattre les fascistes en Italie, il révèle chez les Noirs américains une terrible amertume. À l’étranger, ils sont respectés comme de « vrais Américains » quand dans leur propre pays, leur citoyenneté est contestée, leurs droits bafoués. C’est ce que leur souffle au creux de l’oreille Axis Sally, speakerine allemande de la propagande qui tente de les retourner contre leur propre camp. Douze ans plus tard, une séquence-miroir met en scène Hanoï Hannah, speakerine vietnamienne, interrogeant les Afro-américains sur leur dévouement à un pays qui ne les aime pas. Au pays, les manifestations pour les droits civiques conscientisent des millions de Noirs et questionnent leur sacrifice au nom de la domination des Blancs. Les deux films racontent en creux vingt-cinq ans de politisation du ressentiment afro-américain contre leur pays. Ainsi, interroge-t-on d’autant plus ce que sont devenus nos quatre soldats, produits d’une politique raciale complexe, voire inextricable. En contre-point, David, jeune professeur en « African-American studies », observe cette génération déchirée entre l’amour pour sa patrie et la haine de son pays. Il sera la mémoire et l’héritage pour que personne n’oublie. Et DA 5 BLOODS de devenir, sous ses allures de spectacle guerrier, un grand film témoignage. Bluffant.

De Spike Lee. Avec Delroy Lindo, Chadwick Boseman, Jonathan Majors, Clarke Peters, Norm Lewis, Isiah Whitlock Jr. États-Unis. 2h34. Le 12 juin sur Netflix

4Etoiles

 

 

 

 

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