MANK : chronique

13-11-2020 - 14:18 - Par

MANK : chronique

L’obsession de la maîtrise est-elle la meilleure ennemie de l’Art ? La question peut se poser devant MANK, projet que David Fincher couve depuis près de trente ans.

 

À la fin des années 1930, la RKO offre toute liberté au jeune Orson Welles (Tom Burke), star de la radio à New York, pour réaliser son premier long-métrage de cinéma. Dans l’ombre, la scénarisation est confiée à Herman J. Mankiewicz (Gary Oldman). Pour écrire ce CITIZEN KANE, il va s’inspirer d’un homme qu’il connaît bien pour l’avoir côtoyé : le magnat des médias William Randolph Hearst (Charles Dance), quitte à se l’aliéner…

Qui mieux que David Fincher, ex-wunderkind, cinéaste majeur en perpétuelle quête de perfection et de liberté pour l’atteindre, pouvait explorer les coulisses d’un des plus grands films de tous les temps réalisé « sans note ni consigne du studio » ? Ne pas croire que MANK soit un film-coulisses sur la confection de CITIZEN KANE : il explore finalement assez peu l’acte de création et préfère s’aventurer dans le passé de Mankiewicz pour y trouver ce qui lui a inspiré ce script. À savoir sa relation platonique avec l’actrice Marion Davies (Amanda Seyfried), compagne de Hearst ; son rapport complexe avec ce dernier, qui admire les hommes de lettre et exècre les produits hollywoodiens ; son regard désenchanté sur les manigances des pontes de Hollywood et de Hearst pour répandre de fausses informations sur un politicien soupçonné de ‘socialisme’. MANK parle de cinéma mais aussi de politique ou de capitalisme – quitte à être sibyllin sur ces deux derniers sujets –, et tente de décoder la place que peut avoir l’intégrité, humaine et artistique, dans l’équation.

Certains films, portés par leur réalisateur pendant des années, voire des décennies, ne devraient peut-être jamais voir le jour. Non pas que MANK soit dépourvu de qualités ou de sens. Au contraire : il s’agit d’un geste artistique irréfutable, imposant, presque écrasant d’intentions et de virtuosité – qu’il s’agisse de l’incroyable travail sur le son et le phrasé des acteurs, typiques des années 40. Mais le geste suffit-il ? « Ceán (Chaffin, sa pro- ductrice et épouse, ndlr) me disait : ‘À quel point fais-tu ce projet pour toi ? Tu y penses depuis bien trop longtemps. Ça ne te rend pas service.’ (…) Deux ans, c’est assez pour imaginer un projet. Vingt ans, c’est trop. J’ai neuf versions du script sur mon étagère. Il est temps que je la vide. » Ainsi s’exprimait récemment Fincher dans un entretien pour le site Vulture. MANK, écrit à la fin des années 80 par son père Jack Fincher (décédé en 2003), devait être le coup d’essai du réalisateur. Et peut-être que le projet aurait eu davantage d’impact dans sa carrière après ALIEN 3, film charcuté par la Fox. Peut-être cette épreuve aurait-elle nourri MANK d’une saine colère, d’une volonté palpable de défendre les artistes, de répudier un système qui refuse qu’on « exige beaucoup du spectateur », de lever le voile sur les monstruosités de ce milieu. Aujourd’hui, de la part d’un cinéaste à qui l’on a souvent offert liberté et importants moyens, MANK pourrait sonner comme une complainte absurde et aigrie.

Que Fincher choisisse le portrait des monstres plutôt que l’ode au cinéma que chérit Tarantino, rien d’étonnant. Son cinéma n’a souvent eu que faire des odes. Il leur a toujours préféré les hurlements punks ou les oratorios désespérés. À ce titre, MANK roule donc à un carburant très « fincherien ». Mais, comme figé par des années de réflexion, par le poids du souvenir de ce père auquel il rend hommage, Fincher assèche son film. On a beau y retrouver la colère anticonformiste de FIGHT CLUB, le portrait grotesque des élites de THE GAME ou l’amour du storytelling de BENJAMIN BUTTON, MANK apparaît desséché. Enragé sans colère, euphorique sans joie, triste sans larmes, rebelle sans « le sourire sardonique de Jack » : MANK, c’est David Fincher résumé à son génie et à son geste, dénués de toute vie ou envie. Oui, ce geste en impose. La maîtrise impressionne, mais elle sert un mimétisme artificiel qui reproduit le cinéma d’antan comme en laboratoire, pour se prémunir des accidents – MANK a été tourné en Ultra HD puis l’image dégradée numériquement. Alors une fois cette façade percée, que ressent-on de David Fincher ? Que ressent-on de l’homme et du cinéaste dans ces luttes d’auteurs et de démiurges ? Peu. Trop peu. Si ce n’est que David Fincher, trop souvent cantonné à une prétendue froideur que ses films ont pourtant toujours su bousculer en suscitant la sidération, s’y abandonne cette fois totalement. Au point d’apparaître définitivement similaire au protagoniste de THE GAME, qui met tout à distance depuis qu’il a vu son père mourir. Le cinéaste semble avoir oublié la leçon qu’il lui (et se) donnait : pour survivre, la nécessité du lâcher-prise.

De David Fincher. Avec Gary Oldman, Amanda Seyfried, Lily Collins, Tuppence Middleton, Charles Dance. États-Unis. 2h10. Sur Netflix le 4 décembre

3Etoiles

 

 

 

 

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