MATRIX RESURRECTIONS : chronique

21-12-2021 - 17:00 - Par

MATRIX RESURRECTIONS : chronique

MATRIX RESURRECTIONS remixe MATRIX pour créer de nouvelles images. Ou comment Lana Wachowski fait son portrait puis tire celui de l’époque pour rêver un futur plus beau. Pour elle, pour ses personnages, pour nous, pour le cinéma. Un très grand film, en forme de suite spirituelle de CLOUD ATLAS.

 

De BOUND à SENSE 8, l’amour s’est imposé comme le grand thème central du travail des sœurs Wachowski. L’amour qui, en tant qu’expérience mentale, sentimentale, sensorielle et charnelle de l’altérité, devient chez elles l’étincelle d’une révolution, d’une remise en cause d’un ordre établi et ainsi, d’une reconfiguration du monde. Dans MATRIX RESURRECTIONS, cette mécanique ‘amour / révolution’ prend une forme à la fois directe et méta-textuelle. D’un côté, la romance entre Neo et Trinity bouscule une nouvelle fois la Matrice, comme dans les trois précédents films. De l’autre, l’amour de Lana Wachowski pour ses deux héros bouscule la saga elle-même, son identité et ce que beaucoup attendaient d’elle.

En septembre dernier, lors d’une conférence au Internationales Literaturfestival de Berlin, Lana Wachowski expliquait que les morts consécutives de son père puis de sa mère l’avaient poussée vers ce quatrième MATRIX. « Je ne pouvais pas avoir ma mère ni mon père, mais j’avais Neo et Trinity, sans aucun doute les deux personnages les plus importants de ma vie ». Lorsque RESURRECTIONS débute, Wachowski réinvestit l’univers de MATRIX par des sons puis des images familiers. « On connaît cette histoire. C’est comme ça que tout commence », entend-on dire un personnage. Mais, par de subtils gestes de mise en scène – un visage qui n’est pas le bon, un effet un peu plus ou un peu moins virtuose, une modification du point de vue soudainement plus extérieur –, la réalisatrice décale notre regard de spectateur, elle pirate et reformate nos souvenirs, interrogeant alors ce que l’on connaissait de MATRIX. Près de vingt ans après REVOLUTIONS, puis après une douzaine d’années à multiplier les propositions de cinéma et de série insensées, radicales, exaltantes mais peu couronnées de succès, Lana Wachowski aurait pu signer un retour hésitant à MATRIX. Alors qu’en se mimant elle-même, quelques minutes de film lui suffisent pour se re-saisir brusquement des images, des personnages et de l’univers qu’elle a créés avec sa sœur. Elle reprend le contrôle sur MATRIX.

Une démarche démiurgique qui mène tout le premier acte de RESURRECTIONS à l’autoportrait. Avec ironie, voire une bonne dose de comédie noire, Lana Wachowski et ses co-scénaristes David Mitchell et Aleksandar Hemon échafaudent une intrigue maligne, alambiquée dans ses premières minutes, très limpide par la suite. Celle-ci, jamais balisée, toujours surprenante 2h30 durant, rebat les cartes, tout en offrant une continuité parfaite à MATRIX REVOLUTIONS. Surtout, elle donne naissance à toute une réflexion méta sur le cinéma, sur ses fonctionnements actuels, et, encore plus intéressant, sur la place – et le sens ! – de MATRIX dans la culture moderne, dans l’industrie hollywoodienne, dans nos vies et, bien évidemment, dans celle de Lana Wachowski elle-même. Pas de délire autocentré pour autant : par cette longue entrée en matière extrêmement intime et personnelle, la cinéaste explore ses forces et ses fêlures, sa maîtrise et ses doutes. Ses colères aussi, notamment à l’encontre des stratégies marketing ou de la récupération parfois triviale de son œuvre et de son propos – et donc d’elle-même et de ses luttes intimes. Surtout, elle tend là une main au spectateur, elle lui propose un pacte. Elle se lie à lui, elle est le lapin blanc et nous Neo. Elle nous invite à la suivre dans cette proposition, à vivre une nouvelle expérience, bien loin des diktats hollywoodiens, des formules déployées ad nauseam. Vingt ans après, nous revoilà dans la Matrice ? Nous revoilà au point de départ ? Oui et non. « De la matrice à la tombe, nous sommes liés aux autres. Hier et aujourd’hui », nous disait CLOUD ATLAS. Mais ce qui était hier n’a pas à être aujourd’hui. Alors du mimétisme passionnant et méta, MATRIX RESURRECTIONS bascule très rapidement dans un deuxième mouvement : la révolution.

Le changement, tout d’abord, est esthétique. Lana Wachowski met de côté le bullet time et utilise avec parcimonie un nouveau procédé où co-existent dans la même image deux actions filmées à des vitesses différentes. Moins ostentatoire que dans les trois premiers films, la virtuosité subsiste par la grâce d’un découpage clair, percutant, où le mouvement a toujours du sens, et d’un œil toujours aussi affûté pour les images instantanément évocatrices. Finie la colorimétrie verdâtre ancrée dans un monde MS-DOS, ou les lumières crues des cubicles uniformisés. Bill Pope, chef opérateur des trois premiers films, a été remplacé par John Toll (collaborateur des Wachowski depuis CLOUD ATLAS) et Daniele Massaccesi (opérateur depuis CLOUD ATLAS). Tout ici vise un certain chatoiement, aussi factice puisse-t-il être, une sorte de sculpture esthétisante d’une lumière chaude et naturelle, presque palpable – combien de plans terrassants où les rayons du soleil embrassent Neo et Trinity, dessinant leurs silhouettes iconiques ? L’effet est radical : alors que des flashs de la première trilogie, secs comme des coups de couteau, s’intercalent dans ces nouvelles images, MATRIX RESURRECTIONS s’affirme visuellement plus proche de JUPITER ASCENDING et de SENSE 8 que de la trilogie originelle. Le spectacle, constitué d’une poignée d’énormes morceaux de cinéma d’action (cette poursuite nocturne à moto dans les rues de San Francisco !), se fait alors plus organique – en contradiction avec le cœur de la saga, où l’action, insensée, plongeait dans le fantasmagorique. Lana Wachowski atteint même une indéniable poésie dans la refonte de son univers : oubliées les lignes téléphoniques et leur pragmatisme, on passe désormais de la Matrice au Réel par des portes, des miroirs et des fenêtres, peu importent leur taille et leur lieu. Une superbe idée, métaphore de la résilience face à l’aliénation, qui rappelle cette réplique de Sonmi dans CLOUD ATLAS : « la mort n’est qu’une porte. Quand elle se ferme, une autre s’ouvre. »

Du désir de Lana Wachowski d’offrir de l’inattendu émerge quelque chose de poignant. Un immense respect pour le spectateur, tout d’abord, qui en retour doit accepter un total lâcher-prise ; l’authenticité du film ensuite qui, en analysant la saga dont il est issu, revient à son cœur – l’amour ; la profession de foi d’une cinéaste enfin qui, dans son travail, s’attache à lier ses évolutions personnelles et artistiques à sa vision du monde. Ainsi, alors que l’intrigue se déploie, MATRIX RESURRECTIONS effectue une lente bascule de l’intime vers l’universel. MATRIX captait l’air de son temps et prophétisait notre futur. Maintenant que cet avenir est quasiment devenu réalité, que faire ? MATRIX RESURRECTIONS tire de notre présent un portrait féroce, auquel il oppose une utopie, un potentiel nouveau futur. C’est sans doute là le plus bel élan de ce film centré sur l’émotion et sur les sentiments de ses personnages et qui, tout comme CLOUD ATLAS, conte les cycles infernaux de violence, de haine, de domination, dans lesquels l’humanité réitère inlassablement les mêmes erreurs. Pourtant, à nouveau comme dans CLOUD ATLAS, jamais Lana Wachowski ne se résoud au défaitisme ou au déclinisme. Alors qu’elle dépeint avec fureur les mouvements par lesquels notre époque nous maltraite, nous manipule et nous soumet, alors qu’elle réifie à l’image la manière dont le système dominant utilise les réactionnaires comme un pare-feu au progrès et un outil pour sa survie, la cinéaste ne cesse d’affirmer la nécessité de progrès, de mouvement vers l’avant. Sentimental ? Naïf ? Peut-être. Le film lui-même l’assène, vindicatif : « les moutons ne veulent pas que ça change, ils sont contre cette sentimentalité », fait-elle dire à un vilain.

Mais même s’il doit se faire à marche forcée pour triompher du cynisme et des réactionnaires, le progrès passe inévitablement par l’expérience de l’altérité, la compréhension puis l’amour de l’autre, dans tout ce qu’il peut avoir de similaire et de différent. Ode exaltée à l’alliance d’identités variées, à leur métissage, à l’hybridation, à l’inter-sectionnalité (« C’est ça qui a changé : la signification de ‘notre camp’ », dit Bugs, remarquable personnage), MATRIX RESURRECTIONS trouve un compagnon troublant dans le WEST SIDE STORY de Steven Spielberg : tous deux espèrent voir tomber les barrières et les conventions qui déchirent les êtres, et érigent leur propre beauté comme remède à la tragédie. De cette beauté, MATRIX RESURRECTIONS en regorge et une image aussi simple que Neo et Trinity se battant pour se donner la main dans une foule qui les écrase bouscule alors jusqu’aux larmes. Parce qu’il refuse les conventions, MATRIX RESURRECTIONS réécrit en cours de route son propre code et opère, via les formidables Jessica Henwick et Carrie-Anne Moss (face à un Keanu Reeves très inégal), une prise de pouvoir du féminin réjouissante et incarnée. C’est cette sincérité-là, ce combat contre la violence du réel par la beauté et la puissance du cinéma, cette manière qu’a RESURRECTIONS de reformater MATRIX en lui injectant de nouvelles images, qui en font un objet filmique essentiel car idiosyncrasique et iconoclaste. Une expérience à la fois exaltante car spectaculaire et bouleversante car authentique. Une goutte d’eau dans l’océan ? « Qu’est-ce qu’un océan sinon une multitude de gouttes ? » rétorquerait l’Adam Ewing de CLOUD ATLAS.

De Lana Wachowski. Avec Carrie-Anne Moss, Keanu Reeves, Jessica Henwick, Yahya Abdul-Mateen II, Jonathan Groff, Neil Patrick Harris. États-Unis. 2h28. En salles le 22 décembre

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