UN MEURTRE AU BOUT DU MONDE : Entretien avec Brit Marling et Zal Batmanglij

15-11-2023 - 16:25 - Par

UN MEURTRE AU BOUT DU MONDE : Entretien avec Brit Marling et Zal Batmanglij

C’est LA série qu’on attendait le plus cette année. Brit Marling et Zal Batmanglij continuent, après leurs longs-métrages communs et respectifs et le chef-d’œuvre THE OA, de prouver qu’ils sont parmi les créateurs d’histoires les plus ambitieux, pertinents et passionnants du moment. Rencontre.

 

Après deux films remarquables (SOUND OF MY VOICE, THE EAST), Brit Marling et Zal Batmanglij nous avaient emmenés très haut avec THE OA, odyssée métaphysique et expérience de spectateur inoubliable. La série brutalement annulée par Netflix au bout de deux saisons, les créateurs, amis depuis la fac de cinéma où ils se sont rencontrés, s’étaient fait discrets. Ils reviennent enfin avec UN MEURTRE AU BOUT DU MONDE, une mini-série en forme de whodunit où Darby Hart, jeune enquêtrice invitée dans l’hôtel de luxe au fin fond de l’Islande d’un simili Elon Musk, doit résoudre un crime. Évidemment rien n’est aussi simple. Ambitieuse, d’une beauté formelle rare, la série surprend constamment, déjoue nos attentes, zigzague entre les temporalités et surtout se révèle, comme toujours avec Batmanglij et Marling, d’une puissance émotionnelle et cinématographique rare. À la fois mystère policier tenace, bouleversant mélodrame intime, récit d’un passage douloureux à l’âge adulte, portrait d’un monde au bord de sa propre fin, interrogation passionnante sur la place de la technologie dans nos vies, UN MEURTRE AU BOUT DU MONDE file le long de sept épisodes, captivants comme rarement l’est la fiction aujourd’hui. Un tour de force narratif, mené par un casting moderne (Emma Corrin, Harris Dickinson, Clive Owen…), qui prouve à quel point les deux créateurs ont un sens inégalé de la beauté, un univers fort et idiosyncrasique – qui en plus ici, s’offre au grand public. Mais comment décrypter une série bâtie sur le mystère sans gâcher l’émotion de le voir s’éclaircir devant nous ? Conversation avec les deux créateurs, garantie sans spoiler.

 

Notre dernière interview date de la sortie de THE OA PART II. Vous étiez plein d’espoir pour la suite. Depuis la série a été annulée par Netflix. Comment l’avez-vous vécu ?
Zal Batmanglij : Ça n’a pas été facile. Du tout. Quand Netflix a pris la décision de ne pas continuer avec nous, on ne s’y attendait vraiment pas. C’était peut-être naïf de notre part mais je crois que même les gens avec qui on travaillait chez Netflix n’ont pas compris. On nous a proposé de faire un film pour clore la série. Mais on n’avait pas envie de ça – ce n’était pas le projet de THE OA. Cette décision nous a fait du bien, on a repris le pouvoir sur notre histoire. On ne l’a pas sacrifiée. Pour nous, c’était une manière aussi de respecter celles et ceux qui ont aimé ces personnages. On nous demandait de bâcler notre histoire, de la brader. D’écrire une fin pour masquer le fait qu’on nous avait arrêtés en plein vol. THE OA a toujours été une histoire de croyance et à partir du moment où on ne croyait plus en nous, pourquoi continuer ? Si on doit reprendre THE OA, on le fera bien et dans des bonnes conditions. Dire ‘non’ nous a donné de la force pour la suite.
Brit Marling : Cette annulation, c’était aussi le signe, pour nous, d’un changement drastique dans l’industrie. La fin d’une période d’insouciance pour les créateurs. C’était le signe avant-coureur de tout ce contre quoi la grève à Hollywood se bat aujourd’hui. On vit dans un monde où les grandes compagnies se sont infiltrées partout. La musique, la littérature, le cinéma… Leur projet, c’est de tout changer. Au départ, ces compagnies semblent apporter des innovations, des espaces nouveaux dont on a besoin. Mais très vite, elles veulent que ces changements soient rentables. Wall Street s’en mêle et tout change. Il n’y a plus de dialogue. Il n’y a que du rendement. Tout se rétrécit. THE OA est une victime de la déshumanisation soudaine de ces espaces qui nous avaient fait de la place. C’est un sentiment très bizarre. On ne se sent plus les bienvenus. C’est ce sentiment-là qui est au cœur de la grève. Être réalisateur aujourd’hui, c’est devoir être à la fois un artiste et un entrepreneur : artistiquement, c’est très triste ce qui se passe ; mais en tant qu’entrepreneur, il faut être à l’affût de la suite, trouver où va s’ouvrir le prochain espace de liberté avant qu’il ne se referme. C’est peut-être ce que m’a appris cet arrêt brutal. Savoir partir avant d’être mise à la porte.

 

Comment avez-vous vécu la réaction du public, très vive encore aujourd’hui, à l’annonce de cet arrêt ? Beaucoup n’y croyaient pas et pensaient que ça faisait partie de la série…
Brit : On n’a jamais pensé que la série était un échec. On est allés où on voulait aller, comme on voulait y aller. Si on avait fait des compromis, peut-être que ça aurait été plus dur à vivre. Surtout, on a vu combien la série avait pu toucher une partie du public. Profondément. C’est étrange mais partout où je vais, même à l’autre bout du monde, quelqu’un soudain me reconnaît et me parle de THE OA, ou fait les gestes emblématiques de la Partie 1. THE OA existe toujours. Il y a encore des gens qui découvrent la série et tant mieux. C’est l’un des avantages de cette nouvelle forme de télévision. Avant, une série annulée disparaissait. Aujourd’hui, elle est là, quelque part à attendre qu’on la découvre. THE OA ne fait plus partie de l’image que Netflix veut donner de lui. On a servi à montrer que la plateforme allait là où les autres n’allaient pas. Soit. C’était une chance pour nous, une opportunité pour eux. Très bien. Je suis très fière que cette histoire ait rencontré les gens qu’elle a pu toucher et ceux que peut-être elle touchera un jour.
Zal : Oui, moi aussi je suis fier de la liberté qu’on a pu inspirer. THE OA ne ressemblait à aucune autre série et souvent, les gens me demandaient comment on avait réussi à faire ça. On ne savait pas trop nous-mêmes… mais on avait un but. Quand je regarde en arrière, je me souviens surtout de l’excitation, du plaisir qu’on avait à se lancer dans cette aventure, chaque jour. On apprenait au quotidien à fabriquer une histoire, à imaginer de la raconter autrement, à chercher, inventer, écrire, réécrire… Tout ça en essayant le plus possible d’être fidèle à nous-mêmes et en nous entourant d’artistes incroyables. Des costumiers, des décorateurs, des chefs opérateurs… Des gens différents. On a fait THE OA d’une manière peu conventionnelle dans un espace qui n’avait pas encore trop de conventions. On apprenait à faire du ‘streaming’ à l’époque. Ce n’est pas du cinéma, ce n’est pas de la télévision, c’est autre chose. On a appris et maintenant on se sent plus forts.

 

Comment abandonne-t-on l’univers qu’on était en train de développer pour créer une nouvelle série ? Comment créer un nouvel univers alors que le public réclame surtout une suite de THE OA ?
Brit : C’est une question qui nous a beaucoup hantés ! Je crois que le public attend de nous une autre manière de raconter des histoires. On a tous envie de ça, je crois ! Être surpris, être emmené ailleurs, vivre quelque chose de différent. C’est ce qui nous guide, Zal et moi, depuis nos débuts. Depuis notre premier film SOUND OF MY VOICE jusqu’à UN MEURTRE AU BOUT DU MONDE, notre boussole est de croire que les histoires peuvent nous changer profondément. Et d’essayer pour ça de ne pas baisser les bras. Croire à l’importance des histoires, c’est se battre aussi contre un système qui ne veut pas de singularité, qui a peur de celles et ceux qui pensent hors des cases. Le système veut du nouveau mais craint la nouveauté. C’est étrange. Le temps joue pour nous. Quand je vois le retour de TWIN PEAKS des années après et la liberté avec laquelle Lynch s’empare de son univers, j’y vois une lumière. Ça veut dire que rien n’est jamais tout à fait fini.
Zal : On a tous les deux très envie de finir THE OA. Et j’ai la certitude que ça arrivera un jour. Les cinq chapitres sont dans nos têtes. On sait où l’histoire doit aller. Il faudra juste trouver le temps et le bon endroit pour les faire exister.

 

Avez-vous imaginé UN MEURTRE AU BOUT DU MONDE comme une mini-série circonscrite en réponse à ce vide qu’a laissé THE OA ?
Brit : Non, cette histoire avait besoin d’être en un seul bloc. La façon dont on raconte une histoire vient toujours d’elle. Elle sait mieux que nous comment exister, comment s’épanouir. Et très vite, on a compris que Darby, notre enquêtrice, devait raconter elle-même son histoire. Qu’on allait écrire cette série comme le livre qu’elle publierait après chaque affaire. On aurait pu imaginer plein de petites histoires, de courts chapitres mais on avait vraiment envie de laisser le temps à ce personnage d’exister, de se raconter et de vivre avec elle. UN MEURTRE AU BOUT DU MONDE dure environ huit heures. Et c’est le temps qu’il fallait pour raconter cette histoire.
Zal : La littérature a toujours une place importante dans notre manière de concevoir un récit. La série pour moi, plus encore que le cinéma, c’est des livres. Un gros livre qui se déploie sur plusieurs chapitres ou une suite de livres… On aime l’idée que le spectateur soit aussi un lecteur.

 

Justement, l’une des singularités – et l’une des forces – d’UN MEURTRE AU BOUT DU MONDE, c’est qu’il y a deux temporalités, comme deux livres qu’on lirait en même temps. Comme si vous nous propulsiez dans une histoire qui avait déjà commencé et dont nous devions retrouver les morceaux manquants grâce au ‘deuxième livre’. Pourquoi cette double structure ?
Brit : On s’est beaucoup interrogé sur cette structure. On aurait pu fabriquer une série beaucoup plus directe. Deux détectives amateurs qui se rencontrent sur Internet, qui remontent la piste d’un tueur de femmes. Ou même raconter l’histoire d’une jeune femme invitée chez lui par un roi de la Tech parmi de grands intellectuels et des activistes et qui se retrouve à résoudre un meurtre. Je pense que ces deux histoires-là séparément marchent. Mais ensemble, elles fabriquent autre chose. Soudain en les télescopant, ça devenait métaphysique, intime, humain. Il y avait dans chacune de ces histoires quelque chose qui appelait l’autre. Dans THE OA, on avait utilisé la science-fiction comme un moyen d’aller plus loin, d’aller ailleurs. Là, l’enquête devient aussi une enquête intérieure. Le temps forme une boucle. Darby avance mais sans cesse, quelque chose en elle la renvoie en arrière. On aimait l’idée que l’hôtel où elle loge soit construit comme une horloge, une spirale qu’elle remonte sans cesse à contre-courant. Avec cette série, on voulait proposer une autre expérience du temps. Faire ressentir au public que parfois le temps n’est pas linéaire, que le passé peut soudain resurgir en vous ou que quelque chose du futur vous appelle. Pour Darby, accepter son passé, le revivre au présent, le regarder dans les yeux, va être un moyen de mieux comprendre ce qui se passe dans cet hôtel. Comme un écho.
Zal : On a essayé de capter quelque chose de très intime, qu’on ressent tous et toutes parfois dans nos vies. Un sentiment de perte, une sorte de deuil indicible, quelque chose du passé qui n’est pas tout à fait mort mais plus vraiment là et qui revient sans cesse. C’est difficile de pleurer quelque chose qui n’est plus là depuis longtemps et dont pourtant tu sens encore la trace. À travers l’histoire de Darby et de Bill, on raconte un adieu. Et j’espère que le public sentira que ces deux histoires finissent par se dire au revoir, l’une libérant l’autre pour lui permettre de se conclure. Et que peut-être, c’est l’une des clés pour avancer. Ne pas oublier le passé mais le regarder en face.

 

C’est une façon aussi pour vous de fabriquer un rythme très étonnant. La série saute d’une timeline à l’autre et crée un mystère, une frustration qui donne envie de tout voir. On a vraiment l’impression de regarder deux séries en même temps qui n’en forment plus qu’une à la fin. L’accumulation de personnages, de détails, de pistes narratives nous perd volontairement. Il y a une phrase très importante à un moment clé de la série : ‘Tout ça c’est trop et pas assez à la fois’. Elle semble résumer votre rapport au réalisme et à la fiction : vous partez à la recherche de ce qui irrémédiablement finira toujours par manquer….
Brit : C’est fou que vous ayez noté cette phrase ! Parce que c’est vraiment une phrase qu’un ex-petit ami m’a dit en me quittant. Et elle me hante ! J’ai mis des années à commencer à comprendre ce qu’il voulait dire par là. Que, peut-être parfois, dans la vie et surtout en amour, on est guidé par une force, par quelque chose de très éclatant, de très puissant, comme la lumière d’une flamme. Ça brûle, ça brille, ça vous porte. Mais ça ne vous remplit pas. Il y a quelque chose qui manque. Et c’est irrémédiable comme vous dites. Un sentiment de ‘pas assez’. L’obsession de Darby pour la vérité la consume mais ne la remplit pas. La réalité a quelque chose de décevant ; le monde est décevant. Et Darby espère qu’en trouvant la vérité, elle le rendra plus beau, plus clair, plus solide aussi… Mais Bill sait que c’est illusoire. Qu’il y a quelque chose qui nous échappe. Au fond, nous sommes peut-être les seuls à pouvoir guérir le vide en nous. Et pour ça, il faut accepter de le regarder.
Zal : Cette phrase résume aussi notre manière de travailler. Quelque part, on cherche constamment à brûler et construire en même temps. L’excitation de la nouveauté, l’envie de déconstruire, d’inventer mais aussi la sensation qu’il faut ancrer les histoires, leur donner du poids, les rendre nécessaires. Le point de départ de la série vient du constat terrible que beaucoup de morts aux États-Unis ne sont jamais élucidées. Et essentiellement des morts de femmes. Comme si on avait abandonné ces corps. J’ai l’impression qu’on vit une époque où plus que jamais tout semble ‘perdu’, abandonné. On est tous en deuil d’un monde qu’on aurait rêvé meilleur. En deuil d’un monde qu’on est en train de détruire. On n’est pas angoissés ; on est tristes, on est mélancoliques. Parce que tout est devenu violent. Regardez autour de vous : où se réjouir ? Comment se réjouir ? On a définitivement perdu la possibilité d’être léger. Mais comment écrire des histoires dans un monde pareil sans être ni naïf, ni totalement nihiliste ? Peut-être en traçant l’idée que même si ce n’est pas assez, le feu d’une histoire peut nous réchauffer, peut nous ranimer. Et peut-être grâce à elle, retrouver en nous la vulnérabilité et la douceur nécessaires pour se connecter à l’autre.

 

‘Nous sommes toujours la somme de ce que nous avons perdu’ dit à un moment un personnage. Cette phrase, elle aussi, résonne avec toute la mélancolie et le rapport à la croyance qui parcourent votre œuvre. La série parle d’écologie, de technologie, de la fin du monde mais semble nous dire au fond que ce désespoir annoncé nous ressemble. Qu’est-ce que cela signifie ?
Zal : On a commencé à écrire cette histoire en 2019, juste avant la pandémie. Et évidemment, ce que nous avons vécu ensuite a résonné très fort avec l’intuition que nous avions eue. On a tourné et monté durant une longue partie de la pandémie. C’était très étrange. On sentait tous que le monde avait changé. Et la série s’est teintée de ce deuil. Le monde n’est plus comme on le pensait. Et on est tous des enfants abandonnés. Quand THE OA est sorti, Trump venait d’être élu mais n’était pas encore Président. Et la série parlait d’un monde qui allait basculer, d’une inquiétude qui montait, d’une tristesse qui était la nôtre durant ces deux mois où Trump allait prendre le pouvoir. THE OA raconte un monde sans mythe et le besoin de croire à nouveau. Mais vous savez, Brit et moi, nous nous sommes rencontrés juste après le 11-Septembre. Notre amitié est née d’une angoisse, d’une sidération et du besoin de se réunir, de se prendre dans les bras. Je crois que depuis vingt ans, l’Amérique est en deuil d’un monde idéal. Elle doit affronter sa propre vérité. Et c’est très douloureux. Ce deuil, je crois, infuse notre travail. Les vieilles mythologies sur lesquelles le monde était construit sont mortes.
Brit : La nouvelle génération doit s’inventer par elle-même. Elle n’a plus rien à quoi s’accrocher. Darby et Bill déterrent des ossements dans le sol de l’Amérique comme pour révéler une vérité. La trajectoire de Darby, sa solitude, son enfance si particulière font d’elle une jeune femme d’aujourd’hui. Elle n’a plus de modèle à part celui qu’elle peut se donner à elle-même. Il y a 20 ans, personne n’aurait pu croire qu’une jeune femme, détective amateure, puisse tenir tête à un roi de la technologie comme celui que joue Clive Owen dans la série. Aujourd’hui, c’est possible. Quelque chose a changé.

 

Ce changement, c’est aussi celui de la technologie, au cœur de la série. Vous parlez d’intelligence artificielle, d’abris high-tech, de hacking, de mondes hyper connectés… Dans l’une des timelines, vous montrez combien Internet permet à Darby et Bill de se lier et de se connecter aux autres. Alors que dans l’autre, la technologie appartient à un seul homme et elle isole les personnages…
Zal : On a mis plus de quatre ans à fabriquer cette série. Tout ce qui au départ nous semblait être de la science-fiction a pris petit à petit de plus en plus de place dans nos vies. Au début, il était question d’un réalisateur invité dans cet hôtel pour montrer l’usage de l’Intelligence Artificielle dans l’écriture et la fabrication du cinéma. Aujourd’hui, tout Hollywood est en grève contre ça. C’est assez vertigineux. Aujourd’hui, tout le monde commence à percevoir les possibilités folles de cette intelligence basée sur toutes les données qu’on laisse traîner partout. Et tout ce qu’il peut y avoir d’effrayant derrière ça. Notamment ce sentiment d’isolement, cette solitude dont vous parlez. Je suis très impressionné par la jeunesse aujourd’hui, capable de se confronter au système, de s’organiser contre lui, de se défendre… Mais à travers Darby, se pose une question – qui me semble être décisive pour les années qui arrivent : cette génération en colère, cette génération numérique qui a grandi avec le monde à portée de main, sait-elle aimer ? Peut-elle s’abandonner encore à l’émotion ? À l’empathie pure ?
Brit : Quelque chose s’est perdu. Internet a rapproché les gens tout en les isolant. Adolescente, je me sentais très seule. Et j’aurais adoré pouvoir comme Darby me connecter à un forum et échanger avec des gens qui me ressemblaient. Mais ma solitude réelle m’a poussée vers l’extérieur, m’a poussée à me confronter au monde, aux gens. Quelque part, ça m’a obligée à être avec moi-même. Et je me rends compte aujourd’hui à quel point je suis totalement incapable d’être seule avec moi-même. Ne serait-ce que lire un livre, c’est devenu un défi à mon attention. Je lis quelques pages et soudain, j’ai besoin d’aller lire mes messages sur mon téléphone, de regarder Instagram etc. Je n’arrive plus à me plonger dans une histoire. Il y a huit ans, je n’étais pas comme ça. J’étais capable de passer du temps seule avec moi-même, à réfléchir, imaginer… Darby pense que le monde ne peut pas lui résister parce qu’elle a la technologie. Et en un sens c’est un pouvoir énorme. Mais le chemin de la série va l’obliger à se regarder elle-même, à faire ce que la technologie ne peut pas faire pour elle : ressentir. Ce n’est pas la technologie, le problème, c’est ce qu’elle a fait de nous. Et ce qu’on a fait d’elle. Instagram par exemple, via l’algorithme, vous montre un monde qui n’a aucune altérité. Tout est créé pour vous ressembler. On a créé des murs pour nous simplifier la vie – c’est-à-dire nous empêcher de ressentir.

 

Toutes ces thématiques passionnantes et cette structure complexe du récit sont articulées autour d’un genre, le whodunit, que vous n’utilisez absolument pas comme un prétexte. C’est une vraie intrigue policière avec des rebondissements et une révélation finale à la hauteur de l’enquête. Pourquoi ce genre ?
Zal : Merci de nous dire ça ! Parce que c’était très important pour nous. Dites bien à vos lecteurs que non, ils ne seront pas déçus et que oui, il y a bien un tueur ou une tueuse dans l’histoire. Ce n’est pas une métaphore. Brit me disait souvent pendant l’écriture, ‘La vie est un whodunit’. On cherche la vérité tout le temps, on cherche à comprendre, à savoir qui, quoi, comment. Et plus que jamais aujourd’hui on cherche des responsables. Donc quelque part, on savait que ce genre était le plus adapté à raconter l’évolution de Darby et ce qu’elle va finir par comprendre.
Brit : Et puis on aimait l’idée que ce soit une détective. Que ce soit une jeune femme. D’ordinaire le genre est trop masculin. On a rêvé cette héroïne, tenace, féroce et intelligente. C’était pour nous une forme de subversion. D’ordinaire le whodunit est une affaire de logique, un enquêteur se met dans la peau d’un meurtrier pour comprendre son crime. Là Darby cherche à se mettre dans la peau des victimes. Son hyper intelligence alliée à sa capacité retrouvée à ressentir peut soudain éclairer le monde. Il fallait respecter les codes du genre pour que notre personnage puisse par son existence le subvertir.

 

Lors d’une scène, un personnage dit : ‘Depuis le début, on se bat comme si nous étions à l’extérieur. Nous n’avions pas compris que ça y est, nous sommes à l’intérieur’. Cette phrase résonne avec votre carrière. Est-ce que vous vous sentez toujours à l’extérieur ? Et sinon, comment on se sent à l’intérieur ?
Brit : Quand on est différent, quand on ne se sent pas forcément les bienvenus, qu’on n’a pas les codes du système, c’est un sentiment qui ne part jamais. Et on ne se rend pas forcément compte du chemin qu’on parcourt. Parce qu’il semble plus dur, plus compliqué et qu’arrivés à l’intérieur, on a l’impression qu’on doit encore faire ses preuves. Pourtant, on est là, encore là, on a poussé les murs. C’est déjà le début d’une rébellion. ●

UN MEURTRE AU BOUT DU MONDE. Sur Disney+ à partir du 14 novembre 2023

 

 

 

 

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