DUNE – DEUXIÈME PARTIE : Entretien avec Denis Villeneuve

28-02-2024 - 11:10 - Par

DUNE – DEUXIÈME PARTIE : Entretien avec Denis Villeneuve

Immobilisme, naturalisme et ambiguïtés : on discute du deuxième volet de DUNE avec son réalisateur.

 

Adapter ‘Dune’ de Frank Herbert, oui. Mais uniquement s’il pouvait scinder le film en deux parties. Voilà la condition donnée par Denis Villeneuve aux studios Warner lorsqu’ils l’ont approché pour cornaquer le projet. Une manière, pour lui, de ne pas sacrifier le matériau sur l’autel de l’efficacité toute-puissante ni de la précipitation, de ne pas se soumettre aux mêmes compromis auxquels avaient dû se plier David Lynch lors de la précédente version cinéma. Une manière aussi de voir toujours plus grand, de ne pas brader ses fantasmes d’adolescents, lui qui rêvait de ce film depuis 40 ans. Un succès mondial et six Oscars plus tard, le cinéaste québécois mène à bien son pari avec DUNE – DEUXIÈME PARTIE, mastodonte de cinéma qui pourrait bien l’être aussi commercialement et mener ainsi à un troisième volet, adaptation du deuxième tome des livres de Herbert, ‘Le Messie de Dune’. En attendant, on explore avec Denis Villeneuve tout ce qui, dans ce deuxième film, renvoie à son cinéma et, peut-être, le bouscule – de son amour de l’immobilisme à sa propension à opposer des figures et des concepts contradictoires. De quoi comprendre un peu mieux la manière dont le cinéaste, chevillé à sa nature d’auteur, a réussi à modeler un tel blockbuster de studio à son image.

 

Il y a deux ans, vous me disiez que sur DUNE vous aviez appris de vos limites – par exemple, aimer tourner en caméra unique vous avait obligé à travailler avec plusieurs équipes et vous avait forcé à vous transcender. Est-ce que sur DUNE 2, ces limites étaient de l’histoire ancienne ? Et en avez-vous découvert de nouvelles ?
Denis Villeneuve : (Rires.) Oh oui ! On croit maîtriser les choses et tout à coup, quelque chose de nouveau apparaît… Il faut avoir une certaine force de caractère parce que ces tournages sont très longs. On a commencé les prises de vue de DUNE – DEUXIÈME PARTIE dans la foulée de la promotion du premier film : il y a eu la sortie (à la rentrée 2021, ndlr) puis la campagne des récompenses, qui est assez intense, un peu comme une campagne électorale. Généralement, quand cette campagne se termine tout le monde part en vacances, mais nous on est partis en préproduction de DUNE 2. On a donc débuté le film sur les rotules… Heureusement, j’ai travaillé avec la même équipe technique, qui était aguerrie et qui savait dans quoi on s’embarquait. Mais comme l’a souligné ma productrice et compagne Tanya Lapointe, on pensait tous qu’on savait où on mettait les pieds, on se disait que ça allait rouler. Sauf que ce film était en fait bien plus ambitieux. Là où dans le premier il y avait une ou deux grosses scènes, dans le deuxième il y en avait six ou sept. Ça a demandé un déploiement de logistique comme jamais j’en avais connu auparavant, avec de nombreux défis techniques. Ce tournage a donc été assez épuisant, mais dans le même temps, très gratifiant.

Qu’avez-vous appris de vos limites, alors ?
J’ai le sentiment d’avoir commencé à ouvrir des portes dans mon approche de la mise en scène et du travail de la caméra. J’ai eu la sensation de m’épanouir un peu plus. DUNE 2 est comme un film-charnière, pour moi. Le travail de la caméra y est différent de ce que j’ai fait avant, il est plus chorégraphié. J’ai essayé de grandir un peu, d’évoluer. Je suis très malheureux créativement quand je sens que je suis dans des sentiers battus. Quand on est fatigués, ce genre d’automatismes peuvent surgir et ça m’ennuie profondément. Je sens vraiment que sur DUNE 2, j’ai commencé à voir de nouveaux chemins possibles pour mon style.

Justement : la dernière fois, je vous avais demandé si vous définiriez votre style comme minimaliste et vous m’aviez répondu être fasciné par l’immobilité. Sur DUNE 2, qui est un film de guerre, avec davantage d’action, vous pensez être allé à l’encontre de cette fascination ?
C’est plus une question d’équilibre, je dirais. Je ne voulais pas sombrer dans une certaine complaisance et m’embourber dans un style. J’avais envie d’en faire un peu sauter les contours et de me réinventer. Surtout que le film appelait ça, aussi. Dans l’histoire-même, il y avait comme un désir d’accélération. Je m’amusais à dire que si DUNE était inspiré par LAWRENCE D’ARABIE, le deuxième volet était davantage dans la lignée des cartoons de Bip Bip et le Coyote. (Rires.) Il y a quelque chose dans la trame et dans la mécanique des scènes qui appelait cette vitesse et j’ai trouvé ça jouissif. Pourtant, cette immobilité qui me fascine est toujours bel et bien là. Elle est juste encadrée dans une structure plus musclée.

C’est ce qui est fascinant dans votre cinéma : il a souvent été caractérisé à la fois par un certain naturalisme et par l’ampleur des images. Au début de votre carrière, vous évoluiez dans des univers naturalistes qui nécessitaient de vous battre pour injecter de l’ampleur. Aujourd’hui c’est l’inverse : les univers appellent de l’ampleur et vous parvenez encore à injecter du naturalisme…
Ce rapport est fondamental pour moi, autant sur le plan de la lumière que de l’interprétation. C’est une vibration qui m’inspire et qui vient de mon passé de documentariste, qui vient des gens qui m’ont inspiré quand j’étais plus jeune. Ce sont ceux qui m’ont enseigné le cinéma, ils ont eu une influence énorme sur moi. Des gens comme Michel Brault et Pierre Perrault.

On en avait discuté à l’époque de DUNE, en effet.
C’est drôle parce que ce sont des cinéastes très éloignés de moi, au final. Ils seraient écroulés de rire s’ils savaient que je les cite ! (Rires.) Mais c’est vrai, pourtant. C’est là que ça a commencé pour moi. Je me sens chez moi quand je suis en phase avec cet équilibre.

 

Dune2 BW

 

Ce qui est intéressant dans cet équilibre c’est que des choix qui, dans DUNE 2, pourraient paraître esthétisants et artificiels (les filtres orange dans l’une des premières séquences sur Arrakis et la séquence des gladiateurs sur Giedi Prime filmée en infra-rouge), s’expliquent en fait par un naturalisme qui ne concerne pas notre monde, mais l’univers du film. Le soleil noir de Giedi Prime explique l’esthétique de la scène.
Oui, absolument.

Pour vous, ce monochrome noir et blanc qui s’explique par des raisons naturelles, ça reste du naturalisme ? Ou c’est une manière pour vous d’aller vers davantage d’artificialité ?
C’est une belle question… Le film se déroule sur des planètes différentes et j’aime penser que la physique n’opère pas partout de la même façon. J’ose espérer que les choses se déploient de manières extrêmement variées selon les mondes et les systèmes planétaires. Pour moi, c’était l’occasion d’orchestrer un naturalisme extra-terrestre, en quelque sorte. Ça m’amuse beaucoup. Même si ce n’est pas drôle en soi, il y a presque de l’humour là-dedans. Quelque chose d’espiègle. Un de mes collègues dans l’équipe disait qu’il est très désagréable de remettre un maillot de bain déjà mouillé. On ne voulait pas que DUNE 2 débute en faisant cet effet au spectateur… (Rires.) Des idées esthétiques se sont imposées justement parce qu’on voulait éviter ça. On ne voulait pas que le public ait l’impression de remettre de vieux habits qu’ils venaient de quitter. J’avais envie que les gens, comme le personnage de Paul d’ailleurs, soient déstabilisés au début du film. Ils se reconnectent à un univers qu’ils connaissent mais qui, soudainement, revêt une nouvelle étrangeté. Cette étrangeté vient d’une éclipse solaire qui se déroule sur Arrakis et qui justifie ces filtres orangés que vous citiez. J’ai écrit la scène comme ça, on a fait des tests avec des filtres et, quand on a tourné… il y a eu une vraie éclipse ! Un pur hasard de calendrier. C’était fou.

Dans le premier volet, Paul Atreides comprend et affirme son identité. Dans le deuxième, on voit où ça le mène. Là, il y a un propos politique très fort, dicté par le roman de Herbert, sur la notion de prophète ou d’élu, et plus largement, d’homme providentiel. Pensez-vous que le très grand public, et surtout le très grand public américain, est prêt à accepter cette ambiguïté sur un personnage censé être le ‘héros’ ?
On verra bien ! En tout cas, cette ambiguïté est assumée, dans le film. Je ne veux pas avoir l’air prétentieux en disant ça mais je pense que, sur ce sujet, le film est même encore plus précis que le roman.

Le premier volet nous a appris à aimer Paul. Le deuxième ne nous apprend pas à le ‘désaimer’ mais…
C’est un déchirement, oui. C’est là que réside la tragédie de Paul et c’est la raison pour laquelle ce projet est singulier à mes yeux. La glorification de la figure messianique ou de l’Élu, ça ne m’intéresse pas du tout. C’est l’opposé qui m’intéresse. Et c’est bien pour ça que j’ai souhaité m’attaquer à ‘Dune’. 

Ce propos ne peut que résonner. On ne sait que trop à quel point la figure de l’homme providentiel est dangereuse…
Absolument.

… notamment dans les diverses formes de populisme. Qu’un film aussi grand public appuie un tel propos aujourd’hui, ce n’est pas rien.
On verra bien comment les gens le prennent…

Ça vous inquiète ?
Non. J’ai fait le film que je voulais faire. Je l’assume complètement. Et je suis même en paix à ce sujet car je sais que, sur ce propos, le film est solide. Comment il sera reçu ? Je n’ai aucun contrôle là-dessus. Au fil des années, j’ai appris à lâcher prise.

Est-ce que, dans ce que vit Paul dans DUNE 2, il y a une manière, même indirecte, de vous regarder ? Non pas que vous soyez une figure messianique mais…
(Rires.)

… vous avez débuté avec des petits films au Québec et au fil des ans, vous avez acquis de plus en plus de pouvoir. Étudier ce que le pouvoir fait à Paul pourrait être une manière d’analyser ce que le pouvoir fait à votre cinéma et peut-être d’expurger des inquiétudes…
Il y a quelque chose dans l’acte créatif qui est forcément introspectif. Un lien intime [entre mes films et moi] se tisse quand je travaille et ça m’est nécessaire. Mais vous savez, je ne suis pas sûr qu’il faille le révéler au monde. Ce lien est évidemment intéressant pour moi. Mais pas pour les autres. 

En tout cas, ces énormes films restent personnels.
Très. Les derniers films que j’ai faits ont beau avoir plus d’ampleur et plus d’ambition, ils sont curieusement très personnels.

Dans le roman, quand Paul boit l’Eau de la Vie, il acquiert la connaissance du temps et de l’espace. Il voit toutes les temporalités en même temps. Cette idée était déjà au cœur de PREMIER CONTACT. Qu’est-ce qui vous fascine dans cette notion ?
La part d’instinct qu’elle induit. L’idée de sentir, au-delà de l’intellect, ce qui pourrait arriver. Il y a quelque chose de fulgurant dans cette idée, je trouve. J’ai essayé d’adapter ‘Dune’ en me rappelant que presque tout s’explique scientifiquement, dans cet univers. C’est ce que j’aimais dans le roman de Herbert, d’ailleurs. Il était lui-même fasciné par la biologie, par la chimie. ‘Dune’, ça raconte quand même l’histoire de gens qui prennent une substance psychédélique et qui ont des hallucinations auxquelles ils doivent donner un sens ! Ils doivent les déchiffrer, les décoder. J’ai donc essayé que ces films soient le plus ‘terre-à-terre’ possible car c’est là qu’ils me paraissaient le plus intéressant.

Déjà dans PREMIER CONTACT, cette idée survenait dans un contexte hautement scientifique…
Oui.

Tout comme pour le naturalisme et l’ampleur, il y a là deux notions contraires que vous poussez à se rejoindre. À quel point s’agit-il d’une démarche consciente et intentionnelle chez vous ?
Dans PREMIER CONTACT par exemple, on voit un aéronef dont la physique nous échappe. Et les humains vont être capables d’entrer en contact avec cet objet grâce à une plateforme élévatrice à ciseaux, qui est quand même vulgaire de réalité ! (Rires.) C’était très volontaire de toujours ancrer l’extraordinaire dans une certaine quotidienneté. Pour moi, dans cette idée, il y a un vertige qui s’opère et qui me touche profondément.

Ça se retrouve presque dans votre méthode de travail : vous aimez vous préparer énormément avant un tournage mais dans le même temps, vous laissez aussi vos acteurs expérimenter. Vous diriez que la rigueur de la préparation est libératrice ?
Vous connaissez forcément ce cliché : plus on est préparé, plus on est libre. Sur un film comme DUNE, certaines scènes sont extrêmement compliquées techniquement, au niveau de la lumière notamment… Au point que mon chef opérateur, Greig Fraser, a utilisé un outil de capture photométrique des divers lieux de tournage. Ça nous permettait, sur ordinateur, de faire des simulations pour savoir où se situait le soleil et comment il se déplaçait, pour savoir à quelle heure tourner et, très précisément, où mettre la caméra. Certaines scènes ont l’air très simples à l’image sauf que, comme on tourne en lumière naturelle et qu’on voulait rester très rigoureux esthétiquement, ça nous poussait parfois à tourner le champ et le contre-champ dans des endroits complètement différents et à des heures de la journée totalement différentes pour avoir exactement ce qu’on recherchait. Et ça, ça demande une rigueur de travail et de préparation qui est à la fois épuisante et stimulante. Mais après, au bout du compte, au-delà de cette préparation et de cette technique, il faut quand même aller chercher de la vie dans ce qu’on filme. Je suis par exemple très touché par le personnage de Stilgar qui, selon moi, incarne la tragédie du film. Il faut donc laisser de l’espace à Javier Bardem pour qu’il puisse explorer. Il a besoin de se tromper, d’expérimenter. Récemment, on m’a demandé si j’allais revenir à de plus petits films. Mais à mes yeux, je ne les ai pas quittés ! La différence entre mes premiers films et ceux que je fais aujourd’hui, c’est la distance entre l’endroit où je gare ma voiture le matin et la caméra. (Rires.) Entre les deux, il y a plus de camions et de gens, ça me prend plus de temps pour arriver sur le plateau. Mais une fois qu’on est autour de la caméra, les choses sont les mêmes.

Vous pensez être aujourd’hui le cinéaste que vous vouliez être ?
Je dirais… ‘En devenir’. Je me sens profondément à ma place, en tout cas. Je me sens en paix avec ce que je fais, avec la façon dont je le fais. C’est dans cette direction que je dois aller. Mais j’ai encore beaucoup à apprendre. C’est la vérité. Quand on finit un film, il est toujours très impressionnant de constater ses écueils sur l’écran. Il y a une joie qui vient des réussites, évidemment, mais la réalité de notre vie de cinéaste c’est aussi de voir et de savoir là où on doit encore progresser.

DUNE était votre rêve d’adolescent. Le concrétiser en a-t-il créé des nouveaux, auxquels vous n’auriez pas pensé avant ?
Oui. Mais il y a quelque chose qui me touche dans l’idée que, au final, j’ai réussi sans réussir. C’est-à-dire que, dans DUNE, certains moments s’approchent vraiment très près de mon rêve initial et ça me bouleverse. D’autres moments non, car ce n’était tout simplement pas possible. Le film rêvé est donc encore à atteindre. DUNE est une étape très importante car j’y ai réussi des choses comme je n’en avais jamais réussi avant. Surtout dans la deuxième partie qui, à mon avis, est plus accomplie – et je parle toujours en rapport à moi-même, évidemment. Au final, je trouve ça très rassurant de ne pas avoir totalement réussi mon film rêvé. Parce qu’il y a encore des désirs vivants, du coup ! Il reste du chemin à parcourir. Et ça, c’est une grande joie.

 

DUNE – DEUXIÈME PARTIE
En salles le 28 février
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