BEING THE RICARDOS : chronique

10-12-2021 - 19:00 - Par

BEING THE RICARDOS : chronique

Le roi du « walk and talk » s’attaque à la reine du slapstick. Un vrai-faux biopic brillant et subtilement émouvant qui redonne toute sa modernité et sa complexité à la grande Lucille Ball. Du pur Aaron Sorkin.

 

C’est l’un des visages les plus connus de la télévision populaire américaine. De grands yeux écarquillés aux cils parfaits, des cheveux bouclés relevés sur la tête en un chignon savamment travaillé pour paraître faussement négligé, les poings sur les hanches, une voix un peu haut perchée. Lucille Ball a inventé l’art de la série télévisée à l’orée des années 1950 avec un show comme aucun autre à l’époque : I LOVE LUCY, ou l’acte de naissance de la sitcom et de la starification du petit écran. Chaque semaine avec Desi Arnaz, son mari à la ville et à la scène, elle jouait les femmes au foyer délurée et faisait rire l’Amérique entière. Plus qu’une actrice, une icône américaine des 50’s.

Mais forcément Aaron Sorkin, scénariste et cinéaste de la parole et de la mécanique politique du monde, s’intéresse à l’envers de cette image. Avec BEING THE RICARDOS (titre a priori un peu décevant qui révèle in fine toute son ironie), Sorkin cherche à exposer les rouages complexes de la machine Lucille Ball. L’art de la comédie, le sens du timing burlesque, mais aussi l’invention d’une forme (la sitcom), la puissance d’une actrice devenue productrice du show dont tout le monde raffole, la fabrique d’un couple star comme image de l’Amérique parfaite… : tout y passe dans ce film dense et retors qui ne cesse de diffracter l’image immaculée de son héroïne. Sorkin structure son étude du personnage à partir du grain de sable qui vient enrayer la machine. Une semaine folle où une rumeur – Lucille Ball serait membre du parti communiste ! – vient entacher l’image de celle qui incarne aux yeux de tous, la femme américaine. Un petit éclat sur le portrait qui, au fil du récit, s’étire en une longue fracture qui brise petit à petit la vitre derrière laquelle chaque semaine le public fantasmait Lucille. Zigzaguant avec brio entre le personnel et le professionnel, le passé, le présent et le futur, saisissant avec une vitalité rare la mécanique de la création d’un épisode de sitcom, la précision maniaque du gag mais aussi son revers cruel (magnifique idée de faire de Vivian Vance, l’éternelle Ethel, un faire valoir tragique de Lucille), mélangeant le vrai et le faux, l’interview et la reconstitution, BEING THE RICARDOS finit par raconter l’histoire d’une femme, d’une artiste, d’une épouse censée constamment correspondre à l’image qu’on a d’elle, au modèle américain paternaliste qu’on lui colle à la peau.

Le film se fait alors, sans même user de clins d’œil lourdingues ou d’appels du pied, extrêmement contemporain dans sa façon d’interroger les injonctions contraires auxquelles Lucille est constamment sommée de répondre. Femme puissante mais épouse serviable, génie comique mais au service d’un collectif, femme libre mais modèle pour tout un pays : voilà toutes les contraintes et les contradictions qui dessinent le portrait complexe d’une femme et d’une industrie. Pour l’incarner, le choix de Nicole Kidman, actrice monstre dont le visage forme et déforme constamment le modèle, est fascinant. Car l’actrice, géniale, se glisse dans la peau de Lucille comme on enfile un costume, joue de cette injonction à lui ressembler comme d’une contrainte supplémentaire et permet à Sorkin de tracer un subtil parallèle entre son actrice et son sujet. Face à elle, Javier Bardem, Alia Shawkat (beau personnage de scénariste), J.K Simmons, Nina Arianda et Tony Hale tiennent le rythme et donnent vie à cette machine de comédie qui s’enraye.

Très dense, BEING THE RICARDOS multiplie les pistes, superpose les histoires, les personnages et les thématiques et pourrait donner parfois l’impression d’un trop-plein s’il n’était pas aussi maîtrisé, aussi virtuose dans sa capacité à faire monde. Si on pense évidemment à STUDIO 60 ON THE SUNSET STRIP, grande série d’Aaron Sorkin avortée sur l’art de la comédie, dans la construction journalière, il y a bien quelque chose d’À LA MAISON BLANCHE dans cette façon de filmer la création comme une discussion au long cours. Surtout, et c’est la beauté du film, tout est une savante construction, un assemblage délicat qui donne l’illusion du désordre pour finir par toucher au cœur de son sujet dans une scène finale tragique, cruelle et bouleversante. Quand le gag s’enraye, quand les murs du foyer sont bel et bien de carton-pâte et qu’il faut continuer quand même à faire rire, ne reste plus que la machine, ne reste plus qu’à faire semblant. Être les Ricardos aux yeux de tous, malgré tout.

D’Aaron Sorkin. Avec Nicole Kidman, Javier Bardem, J.K. Simmons, Nina Arianda, Alia Shawkat. États-Unis. 2h10. Sur Amazon Prime Vidéo le 21 décembre

5EtoilesRouges

 

 

 

 

Pub
 
 

Les commentaires sont fermés.