Interview : James Gray // ARMAGEDDON TIME, little odyssée

11-11-2022 - 17:20 - Par

Interview : James Gray // ARMAGEDDON TIME, little odyssée

Après avoir envoyé Brad Pitt aux confins du système solaire, James Gray voyage au coeur de lui-même et raconte, en les romançant, deux mois décisifs de son enfance. Haut fait du dernier Festival de Cannes, dont il est inexplicablement reparti bredouille, ARMAGEDDON TIME est pour le cinéaste l’occasion de renouer avec son amour du cinéma. Rencontre à coeur ouvert.

 

Cet entretien a été publié au préalable dans Cinemateaser n°116 daté octobre 2022

 

« Tous mes films essaient d’être personnels », nous dit James Gray dans l’entretien qui suit. Depuis 1994 et son premier long-métrage, LITTLE ODESSA, le cinéaste a en effet toujours mis beaucoup de lui dans chacune de ses histoires. Son New York natal, les petites boutiques du Queens et son métro aérien, ses rues engoncées dans le froid, la promenade de Brighton Beach à Brooklyn. Il injecte, consciemment ou pas, une part d’auto-portrait : Percy Fawcett, explorateur de THE LOST CITY OF Z ignoré par ses pairs, ne peut que résonner avec la place du cinéaste dans le paysage – toujours absent des Oscars et inconnu du public américain, il a été célébré par Venise avec un Lion d’argent pour LITTLE ODESSA mais snobé ensuite cinq fois par les jurys cannois. Une part d’autobiographie, aussi, comme lorsqu’il s’inspire pour THE YARDS d’une affaire de corruption à laquelle avait été liée son père – celui-ci a inspiré le personnage de James Caan. Même quand sa caméra arpente la jungle, le passé ou l’espace profond, ses histoires conservent son identité.

Mais jamais James Gray n’avait été aussi personnel qu’avec son huitième film, ARMAGEDDON TIME, où il raconte un moment de son enfance. Car s’il a pris des libertés avec le récit de sa vie, avec les faits et gestes de sa famille, s’il a changé les noms des personnages, ce petit Paul Graff, c’est bien lui, James Gray, gamin du Queens se rêvant peintre. Lorsque Paul se lie d’amitié avec Johnny, enfant noir d’un quartier pauvre, élève de la même école publique que lui, il va faire connaissance avec la lutte des classes et ses corollaires : le racisme systémique, le privilège blanc, le déterminisme. Paul et Johnny partagent une passion pour les fusées – les maquettes pour l’un, le rêve de devenir astronaute pour l’autre. Ils jouent au flipper, font l’école buissonnière, achètent des albums d’un rap encore balbutiant. Ils font les quatre cent coups, se heurtent à leur instituteur. À la maison, Paul navigue avec une certaine insolence entre l’amour qu’on lui témoigne et la méfiance qu’il suscite – son père le trouve lent –, inconscient que la fin de l’insouciance approche. Dans quelques semaines, Ronald Reagan sera élu président. La bêtise de trop le mène à un transfert de l’école publique à un établissement privé huppé, dont les bienfaiteurs ne sont nul autre que les Trump… Quatre mots ont guidé James Gray durant la confection d’ARMAGEDDON TIME : amour, chaleur, humour, perte. Quatre mots comme un mantra, qui évoquent l’ADN visible du film, ses scènes de dîner loufoques, ses déchirantes larmes de deuil, ses gestes de tendresse. Mais qui ne suffisent pas pour dépeindre le torrent d’émotions qu’il suscite ni pour décrire la sensation que chacune de ses images est hantée. Ça, ce sera à chaque spectateur d’en faire l’expérience.

Depuis ses débuts, le cinéma de James Gray résonne de manière très singulière en nous, peut-être plus intimement et personnellement que bien d’autres. Ses films accompagnent des bouts de nos vies, comme des jalons de nos existences ou des balises à nos souvenirs. Une place à part qu’il s’est forgée en sculptant un cinéma tout en élégance et en romanesque, où de la retenue naît une tempête de sentiments. À contre-courant du cinéma américain contemporain, il n’a jamais plié devant les impératifs commerciaux ou les injonctions critiques. Depuis près de 30 ans, James Gray reste lui-même. Pour toutes ces raisons et sans doute d’autres plus personnelles, il a toujours trouvé une place conséquente dans les pages de Cinemateaser, où il s’est toujours livré avec générosité, entre doutes, autodépréciation rigolarde et érudition. Et de nouveau ce mois-ci, avec cet entretien fleuve sur ARMAGEDDON TIME, l’une de nos plus fortes émotions cinéma de 2022.

 

AD ASTRA racontait le voyage d’un homme qui retournait vers lui-même. Avec ARMAGEDDON TIME, vous faites à votre tour ce voyage vers vous-même, en explorant votre enfance. Est-ce que l’enchaînement de ces deux films est une coïncidence ou le fruit d’un processus personnel ?
James Gray : ARMAGEDDON TIME a été un voyage étrange et difficile car j’ai voulu essayer de redécouvrir mon amour pour le médium cinéma. J’ai donc cherché à faire un film aussi personnel, honnête et émouvant que possible. Dans AD ASTRA, il y avait cet homme seul dans une capsule. Là, je souhaitais avoir l’opposé ; il y a beaucoup de personnes autour de cet enfant. Des tas de gens constituent son monde. J’ai vraiment essayé de faire ce film avec tout mon cœur et toute mon âme. Et si un film vous importe vraiment, il devient forcément un voyage personnel. Surtout que je fais une différence entre ‘personnel’ et ‘autobiographique’. Un film autobiographique serait ennuyeux, ça se résumerait à me regarder me brosser les dents à l’écran ! (Rires.) Une version autobiographique d’ARMAGEDDON TIME serait d’ailleurs très différente du film que vous avez vu. Faire un film personnel est plus important parce que ça signifie que vous y avez mis votre âme. Donc tous mes films essaient d’être personnels. Je suis allé dans la jungle, j’ai fait un ‘film de jungle’ (THE LOST CITY OF Z, ndlr) mais j’ai quand même essayé d’en tirer quelque chose de personnel. Même si on a tourné ARMAGEDDON TIME près de ma maison d’enfance ou de mon ancienne école, il reste plus personnel qu’autobiographique.

Pourquoi aviez-vous perdu votre amour du cinéma ?
J’ai eu une expérience très difficile sur mon film précédent (AD ASTRA, ndlr). La version finale n’est pas mon montage. J’imagine que c’est différent pour chaque cinéaste mais… quand vous écrivez un film, que vous le suivez le long de sa production, que vous avez des rêves et qu’ils sont anéantis, qu’on vous enlève votre film de cette manière, vous seriez Superman de ne pas vous dire ‘À quoi bon ?’ Le film n’est pas le vôtre. Ni entièrement ni même partiellement, à vrai dire. Ces difficultés m’ont fait me questionner sur les raisons pour lesquelles je voulais faire ce métier. ARMAGEDDON TIME est un plus petit projet, plus contenu, j’avais le contrôle. C’est comme ça que j’ai réussi à me connecter à nouveau à ce qui m’émeut dans le cinéma. 

À chacune de nos rencontres, on discute d’un point précis de l’écriture de vos films : la nécessité, pour vous, de rester fidèle aux personnages et à la dramaturgie d’une histoire. Comment cette idée s’articule-t-elle sur ARMAGEDDON TIME, où vous écrivez sur vous-même et votre famille ?
La première chose qu’il faut comprendre, et je l’ai dit très tôt aux acteurs : ce n’est pas mon histoire. Enfin si, ça l’est : je l’ai écrite et elle vient de moi. Mais une fois que les acteurs doivent interpréter les personnages, il faut oublier les personnes réelles qui les ont inspirés. Sinon, vous poussez vos acteurs à imiter une personne au lieu de l’incarner. J’ai donc encouragé mes comédiens à puiser en moi et dans le script ce dont ils avaient besoin, puis de construire leur travail à partir de là et aller ailleurs. Je dis souvent que je ne veux pas obtenir MA vision d’un film. Je veux quelque chose d’encore mieux. Dans le design de la maison, par exemple, je me suis vraiment concentré sur les détails mais dans le but de donner aux acteurs un sens physique de l’espace pour qu’ils construisent leur interprétation en fonction. Puis je les ai laissés un moment et j’ai vu ce qu’ils en tiraient. Pour moi, c’est ça le plaisir de la réalisation. 

De ce que je connais de vous de nos rencontres en interview, je vous ai reconnu dans le personnage de Paul – vous m’avez déjà dit ne jamais essayer de vous intégrer, vous ne pensez pas en termes de genre. Paul, lui, ne respecte jamais les énoncés de ses devoirs…
C’est vrai.

Devant le film, je me suis dit que vous étiez punk. Vous restez libre de faire ce que vous voulez faire, comme Paul…
C’est une observation judicieuse… Et même si vous ne vouliez pas nécessairement dire ‘punk’ dans son sens culturel, il y a quand même des connexions : lorsque tout le monde va dans un sens, je ressens toujours la tentation d’aller dans l’autre. Je ne sais pas ce que ça signifie et je n’en connais vraiment pas la raison. Mais j’ai toujours été comme ça. J’imagine que si tout le monde faisait des films intimistes, je serais ravi de réaliser HULK. (Rires.)

Pour tout dire, je trouve ça très punk de venir au Festival de Cannes avec un film où un gamin, lorsqu’on lui dit qu’il appartient à l’élite, se rebelle…
Pourquoi ?

Parce que Cannes est censée représenter et célébrer l’élite du cinéma.
Oui.

On y est aussi tous des privilégiés, dans un lieu de privilèges.
C’est vrai.

Et vous arrivez avec ce film qui dit : ‘vous êtes des privilégiés, vous devez vous en rendre compte’.
Tout à fait.

Puis arrive cette scène où le père Trump dit aux gamins qu’ils sont l’élite et Paul le refuse. Venir à Cannes avec un tel message, il n’y a pas plus punk…
Il y a cette expression en anglais : ‘speak truth to power’ (littéralement, dire la vérité au pouvoir, ndlr). Je dois dire aux gens ce que je pense et quand on dit ce genre de choses, c’est forcément aux élites qu’on s’adresse. ARMAGEDDON TIME parle des différentes strates de privilège, oui. Alors les gens qui ont besoin d’entendre ça, ce sont ceux qui ont un privilège. Tout simplement parce qu’ils ont tendance à penser qu’ils n’en ont pas, que le privilège n’a pas d’importance, que ceux qui n’ont pas de privilège sont des idiots ou des perdants. Il faut qu’on leur dise le contraire, qu’on leur montre qu’il y a d’autres manières de regarder le monde, leur place dans ce monde et leur complicité [avec ce système]. Vous savez, le grand-père dans ARMAGEDDON TIME (incarné par Anthony Hopkins, ndlr) est un personnage très positif, une très belle personne, il déborde d’amour. MAIS c’est lui qui encourage les parents de Paul à l’inscrire dans cette école privée. C’est lui qui contribue, à sa façon, à l’inégalité. On comprend pourquoi il le fait. On ne le déteste pas pour ça. Mais il participe au système.

Pensez-vous que ce que vous dites dans le film sur le privilège, le racisme systémique et la lutte des classes peut être entendu par un public occidental ?
Peut-être moins qu’avant, parce qu’il n’y a plus de système alternatif vers lequel se tourner. À la fin des années 60 ou durant les années 70, il y avait encore le système soviétique ; les idées socialistes progressaient dans certains endroits. Alors évidemment, le système soviétique ne fonctionnait pas. Je ne le soutiens pas du tout. Mais quand le capitalisme n’est ni contrôlé ni maîtrisé comme c’est le cas aujourd’hui, il se forme un vide spirituel auquel nous n’avons pas de réponse. Je pense qu’on en trouvera une – on est humains, on est très résilients. Mais pour le moment, on n’a pas de réponse à ce vide, que l’on voit aussi dans les Arts. Certains peintres actuels font un travail remarquable mais beaucoup suivent une voie étrangement insipide, sans émotions. C’est un peu pareil avec les cinéastes : certains ont peur d’aborder les problèmes de classes. Peut-être parce que nous n’avons pas de réponse. Sauf que l’Art n’est pas censé donner LA réponse. On ne regarde pas un film en espérant qu’il nous offre LA solution. Notre boulot, en tant que créatifs, est de montrer ce qui ne tourne pas rond et en faire de l’Art. Résoudre les problèmes, c’est la mission des politiciens et des experts en sciences sociales. Est-ce que ce que je dis a du sens ?

Complètement. Mais est-ce que vous avez changé sur ces questions ? Votre cinéma a toujours été en partie poli- tique, d’une manière ou d’une autre – votre regard sur la masculinité ; la place des femmes dans vos histoires ; la corruption en col blanc…
Oui.

Le déterminisme et la lutte des classes ont aussi toujours été là sauf qu’auparavant, vos personnages avaient l’air enfermés là-dedans. Ce n’est pas le cas de Paul dans ARMAGEDDON TIME. Il veut se battre. Il apprend et commence à le faire.
Oui, c’est intéressant…

Dans la fin du director’s cut de THE YARDS ou dans celle de LITTLE ODESSA, il y a peu d’espoir à ce propos… Le déterminisme triomphe.
J’imagine que vous avez raison : j’ai dû changer – et j’aime que ce soit votre ressenti. Car je ne pense pas que la situation soit sans espoir. Au contraire ! Les gens peuvent encore faire changer les choses. Au XXe siècle, Hitler, Mao et Staline – les trois qui ont causé tant de morts – ont changé les choses, un changement absolument horrible, qui a éradiqué des générations. Je me dis que si un changement aussi négatif peut survenir, alors un changement absolument positif pourrait aussi avoir lieu. Et il y en a eu, avec Gandhi ou Martin Luther King. Ça peut arriver. Nous ne sommes jamais dépourvus d’espoir. L’espoir est même la dernière chose qu’il nous reste. Moi, je n’ai pas fini dans le caniveau (Gray a par le passé confié que la moitié de ses camarades de classe ont fini morts ou en prison, ndlr). J’ai fini père d’une famille magnifique, à faire de l’Art. Je mène une existence très épanouissante sur certains points, moins sur d’autres. Mais quand même. Voilà de l’espoir !

Dans ARMAGEDDON TIME il y a tout ce que votre cinéma a toujours été, à la différence qu’il n’évolue dans aucun genre identifié…
C’est vrai.

Pourquoi ?
J’essayais de retirer tout ce qui aurait pu me servir à me cacher… Je voulais donner un bout de mon âme et, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, redécouvrir mon amour du cinéma. J’ai 53 ans – 52 quand j’ai tourné le film. À cet âge-là, vous êtes à la croisée des chemins. ‘Voilà à quoi j’ai passé une grande partie de ma vie. Qu’est-ce que ça vaut ?’ Et j’ai le sentiment que le cinéma, aux États-Unis, est un peu en difficulté. Alors c’est mon boulot et ma responsabilité de tout faire, à mon niveau, pour essayer de l’aider et d’éviter la mort de ces films qu’on aime. Donc je voulais retirer tout élément de genre, tout ce qui me permettrait de faire semblant. Pas de simulacre.

Quelles questions vous posez-vous pour concevoir un plan ou une séquence ? Et est-ce que diriger des scènes inspirées de votre vie a changé votre approche ?
Non, ça n’a pas changé du tout mon approche. Où met-on les acteurs ? Qu’est-ce que la caméra veut exprimer ? À quelle distance, proche ou lointaine, les acteurs sont-ils de la caméra ? Ce sont les questions auxquelles on est confrontés quotidiennement. Réaliser un film est une entreprise assez complexe parce que tous les jours, on vous pose une foule de questions. Et il faut s’occuper des acteurs. Un tournage, c’est vraiment une machine. Alors pour essayer de réduire le stress et accroître ma concentration, le meilleur moyen est, pour moi, de simplifier l’approche de la mise en scène. À savoir, trouver le cœur de ce que je dois exprimer dans chaque scène. Et savoir comment ça se connecte à la scène qui précède et à celle qui suit. Une fois que j’ai réfléchi à ça, la place et les mouvements des acteurs et de la caméra suivent. Cette méthode n’a jamais changé, pour moi.

Même quand vous travaillez dans un décor qui reproduit votre chambre d’enfant ? Ça n’a créé aucun ‘trouble’ ?
Si, c’était bizarre. Alors avant les prises de vues j’ai passé beaucoup de temps dans les décors pour m’y familiariser. J’ai essayé d’apprendre chaque recoin de chaque pièce – dont la chambre de Paul. Au tournage, j’avais donc déjà dépassé ce choc initial. Mais oui, c’était étrange. (Sourire.)

ARMAGEDDON TIME explore vos erreurs et celles de vos familles. Comme dans tous vos films, personne n’est parfait.
Tout à fait.

Le film est particulièrement hanté, c’est presque une histoire de fantômes. Il se trouve que vous êtes celui qui reste et souvent, ça s’accompagne d’une certaine culpabilité. Est-ce qu’en écrivant ARMAGEDDON TIME, vous avez parfois eu tendance à vous blâmer plus que de raison pour vos erreurs ?
Je ne l’ai jamais vu comme ça. En revanche, je l’ai vu comme un film de fantômes, en effet. J’en avais parlé à Darius (Khondji, directeur de la photographie, ndlr). Mais ça n’est pas la conséquence d’une quelconque culpabilité. Je raconte des histoires à mes enfants pour les endormir le soir – en tout cas, je le faisais car aujourd’hui, ils deviennent trop vieux et ne veulent plus m’écouter. Je leur racontais notamment des histoires de mon enfance. Et un jour, ils ont voulu voir où j’avais grandi. Alors je les ai emmenés, avec ma femme. J’ai été frappé de voir qu’il restait encore des stigmates de mon enfance ! Sur un mur, il y avait encore de la bombe en spray que j’avais utilisée pour peindre une petite fusée. Sur le côté de la maison, il y avait encore ce thermomètre que je regardais tous les matins avant d’aller à l’école. Il y avait toujours ce petit portail avec le G [de Gray] que mon père avait gravé. Dans cette maison qui tombait en ruines, il y avait des preuves de mon enfance mais elles étaient en train de s’évaporer. Tous les gens qui avaient connu cette maison – mon père, ma mère, mes grands-parents, mes oncles et tantes –, tous ces dîners, toutes ces réunions de famille… tout et tous ont disparu, aujourd’hui. Il n’y a plus de preuve de leur existence. Ça m’a fait penser à ‘Du côté de chez Swann’ (de Marcel Proust, ndlr), ce passage vers la fin quand il parle de ces endroits dont on se souvient mais qui n’existent plus. C’est ça qui m’a mené à faire ces plans de pièces vides à la fin d’ARMAGEDDON TIME : tout ça est désormais dans le passé ; celui-ci s’estompe toujours un peu plus chaque jour dans nos mémoires. C’est triste, mais il y a aussi quelque chose de très beau là-dedans. Je crois que c’est ça, être humain : on est tous là pour un instant et on fait du mieux qu’on peut avec le temps qu’on a.

On sait que durant votre enfance, APOCALYPSE NOW et 2001 : L’ODYSSÉE DE L’ESPACE ont été des chocs de cinéma. Quels sont les autres films découverts à cette époque qui continuent de vous accompagner ?
Il y en a trois mille ! (Rires.) Et bien sûr, il y a tous les clichés auxquels on s’attend… Le Nouvel Hollywood a été important pour moi : Martin Scorsese et Francis Ford Coppola, évidemment. Robert Altman, William Friedkin. Et puis Stanley Kubrick. Il y a tellement de grands artistes durant les années 60 et 70 qui travaillaient à un très haut niveau de confection et de complexité thématique… Mais les studios ont produit leur lot de chefs-d’œuvre avant ça, avec Hitchcock, John Ford, Howard Hawks, William Wyler, Billy Wilder… Et même si l’on va vers des noms plus secondaires – même si je n’aime pas niveler les choses de cette manière –, on trouve des films magnifiques. À l’adolescence, j’ai découvert les cinémas européen et asiatique. Le cinéma africain m’a moins marqué parce que les films circulaient moins… J’ai vu les films de [Ousmane] Sembène, mais c’est à peu près tout. Ce n’est que ces quinze dernières années que j’ai enfin commencé à voir davantage de films venus d’Afrique et d’Amérique du Sud – jamais je n’aurais pu les voir quand j’étais au lycée. Alors quand j’étais ado, les cinémas européen et asiatique ont pris un peu toute la place.

Votre amour de Coppola apparaît de manière évidente sur THE YARDS ou AD ASTRA mais on le sent encore dans ARMAGEDDON TIME, visuellement. Je ne sais pas si c’est voulu mais les intérieurs très sombres, par exemple, rappellent la photo de Gordon Willis sur LE PARRAIN. Darius Khondji a d’ailleurs utilisé les mêmes optiques – les Super Baltar de Bausch & Lomb.
Les intérieurs très sombres sont directement tirés de mon enfance. En 1980, on était en pleine crise de l’énergie à cause des chocs pétroliers de 1973 / 1979 et mon père n’arrêtait pas de me dire : (il l’imite, ndlr) ‘Éteins la lumière si tu n’es pas dans la pièce !’ Notre maison était donc souvent très sombre alors j’en ai parlé à Darius – telle pièce serait illuminée mais l’autre à côté serait dans la pénombre, etc. Quant aux Super Baltar, comme il s’agissait de mon premier film en numérique, on les a choisies surtout parce qu’on cherchait à donner une apparence de film d’époque en pellicule. On a essayé diverses optiques et celles-ci étaient celles qui rendaient le mieux avec l’Alexa 65. Ce n’était vraiment pas une tentative de trouver un look typique du PARRAIN. Après, je comprends tout à fait ce que vous voulez dire… (Rires.) Mais ce n’était pas intentionnel.

Est-ce que vous vous souvenez du moment où vous avez décidé que vous vouliez être réalisateur ?
Ça m’est venu pas très longtemps après ce que je raconte dans ARMAGEDDON TIME. Quelque chose comme six mois après, je devais avoir 13 ans, j’ai vu un double programme d’APOCALYPSE NOW et DR FOLAMOUR au cinéma du Carnegie Hall. C’était un endroit étrange, il fallait prendre un escalier et le cinéma était au sous-sol ! Il y avait un petit café où on pouvait boire des cappuccinos et discuter des films après la séance. C’était un cinéma génial, qui montrait des films incroyables – même si la qualité de projection était horrible. J’ai été soufflé par APOCALYPSE NOW et DR FOLAMOUR ce jour-là parce qu’ils m’apparaissaient être totalement différents de tout ce que j’avais vu jusqu’alors. À peu près à la même période, j’ai vu RAGING BULL. Tous ces films avaient l’air si authentiques ! C’est ce qui les différenciait de STAR WARS, du remake de KING KONG ou de SUPERMAN – le genre de gros films que je regardais à l’époque. Je mets LES DENTS DE LA MER dans une catégorie à part car il est considérablement plus sophistiqué [que ces gros films]. Il y a cette idée formidable dans LES DENTS DE LA MER : le Maire veut garder les plages ouvertes, même si ça signifie que les gens vont se faire dévorer, tant que ça lui assure quelques dollars. Fidel Castro adorait le film pour cette raison ! Et puis la caractérisation des personnages recèle de détails remarquables, comme dans cette scène du dîner où le fils reproduit les gestes de son père… Ce sont des détails absolument magnifiques, typiques du Nouvel Hollywood. LES DENTS DE LA MER a été mon premier contact avec cette qualité-là. Je n’ai vu LE PARRAIN qu’un peu plus tard… et ma première vision était en cassette vidéo.

Dans ARMAGEDDON TIME, on est témoin de l’éveil artistique de Paul et on le voit redessiner le tableau de Kandinsky qu’il a vu au musée… Est-ce que pour vous, un artiste est toujours l’héritier d’autres artistes et d’autres œuvres ?
Je vais vous raconter une anecdote. Quand je faisais mes recherches pour AD ASTRA, je me suis mis en tête d’essayer de regarder tous les films de science-fiction jamais faits, peu importe qu’ils soient bons ou mauvais. Une nuit, je n’arrivais pas à dormir et j’ai visionné ce film muet allemand de 1925, OUR HEAVENLY BODIES (WUNDER DER SCHÖPFUNG, de Hanns Walter Kornblum). Horrible. Vraiment horrible. (Rires.) Au bout d’une heure, j’en étais à me dire ‘Mais qu’est-ce que je suis en train de faire ?!?’ et là, tout à coup, il y a ce plan très symétrique dans le couloir cylindrique d’un vaisseau spatial, avec un personnage qui marche la tête en bas. Ça ne fait absolument aucun doute que Kubrick l’a repris de ce film. Dans A CANTERBURY TALE de Michael Powell et Emeric Pressburger, un jump cut passe d’un oiseau à un avion. Là aussi, c’est évident que ce plan a été repris pour le jump cut de 2001 qui passe de l’os à un vaisseau spatial. Je ne veux pas dire par là que Kubrick était un voleur ou un artiste de moindre valeur. Bien au contraire ! Rien ne vient de rien. Tout est construit sur la base d’autre chose. Clamer qu’une œuvre d’Art est géniale parce qu’elle est originale est, à mon sens, un argument un peu primaire. C’est même assez inintéressant parce qu’en fait, ce qui rend une œuvre magique est aussi souvent ce qui la rend peu ou pas originale : à savoir quand elle nous rappelle, à tous, qui nous sommes. Vous savez, à un moment donné, vous comprenez qu’être célèbre n’a absolument aucun sens. Au final, personne ne se souvient de personne ! Dans la civilisation occidentale, on se souvient de qui ? Shakespeare, Homère, Picasso, Rembrandt à la rigueur… En tout cas la plupart des gens sont oubliés et ce n’est pas grave ! Ce qui compte, c’est la manière dont vous pouvez contribuer à cette collection qu’est l’entreprise humaine. Dans 200 ou 300 ans, quelqu’un verra quelque chose qui l’émeut et construira quelque chose d’autre à partir de ça. De cette manière, on fait partie de ce magnifique continuum de créativité humaine. Je crois que c’est tout ce qu’on a. Est-ce que je me vois quelque part dans cette lignée ? Non. Mais j’aimerais bien. Si mon travail y contribue, si une personne est émue par un de mes films et derrière, crée du beau : génial ! Mes films sont là pour ça. Servez-vous, volez-moi des plans, je vous en prie ! Moi, je vole à des tas de gens. Coppola a volé Visconti qui a volé John Ford. Tout le monde vole tout le monde. Et c’est très bien comme ça.

Dans votre travail, vous avez souvent réfléchi à vos racines russes et c’est sans doute ce qui rend votre cinéma très européen par certains aspects, même s’il est aussi très américain. ARMAGEDDON TIME m’apparaît plus profondément américain, peut-être parce que les référents culturels de Paul sont anglo-saxons – les comics, les Beatles etc. Est-ce que vous sentez ça dans le film ? Une certaine ‘américanité’ exacerbée ?
C’est une formidable question mais ma réponse n’est peut-être pas celle que vous recherchez ! (Rires.) Car en faisant ARMAGEDDON TIME, je n’ai pas pensé à des films américains. Mais plutôt à AMARCORD (de Fellini, ndlr), aux 400 COUPS (de Truffaut, ndlr), aux VITELLONI (de Fellini, ndlr). Beaucoup de films italiens, en fait. Et quelques films français. Pas du tout de films américains, sans doute parce qu’ils tendent à avoir une approche plus binaire des dilemmes moraux ou éthiques. Il y a un bon gars et un méchant ; un groupe a raison, l’autre a tort, etc. Le cinéma européen a davantage conscience de l’Histoire et des conflits de classe. Je trouve ça intéressant que vous y voyiez un film particulièrement américain – je ne dis pas que vous avez tort !

C’est étrange oui parce que j’ai évidemment pensé à AMARCORD – notamment pour la scène de dîner et l’humour loufoque, chaotique, que vous y déployez. Pourtant, si je devais ‘comparer’ ARMAGEDDON TIME à vos autres films, il m’est apparu plus du côté de Mark Twain…
Vous avez raison : j’ai pensé à Mark Twain, oui. En particulier aux ‘Aventures de Huckleberry Finn’. Parce que chez Twain, les combats intérieurs et les dilemmes moraux d’un jeune garçon sont aussi importants, profonds et significatifs [que ceux d’un adulte]. Les émotions de ses personnages d’enfants sont absolument valides. Alors que la limite du film initiatique avec des enfants réside souvent dans le fait que les préoccupations des personnages sont, par nature, moins des questions de vie ou de mort. Avec ARMAGEDDON TIME, j’ai essayé de donner du poids aux combats des enfants.

À l’époque de THE LOST CITY OF Z, vous m’aviez déjà parlé de votre admiration pour AMARCORD, notamment pour son rapport à l’Histoire en marche…
Oui, j’y ai beaucoup pensé pour ARMAGEDDON TIME car le contexte ‘mussolinien’ d’AMARCORD permettait une analogie avec Trump. Dans AMARCORD, peu importe le ridicule d’une scène, on sent qu’une catastrophe approche. C’est aussi ce que j’ai essayé d’exprimer dans le titre ARMAGEDDON TIME : juste en-dessous de la surface, il y a quelque chose de très désagréable qui se prépare. Une scène peut montrer mon père en train de faire une bulle avec son nez, mais dans le contexte général, il y a les racines d’une marche en avant de l’autoritarisme, du fascisme, du racisme, de la lutte des classes, du flot continuel de la violence de l’Histoire. Tout ça est sous-jacent.

Vous êtes très attaché à la notion de mythe et de héros, dans le sens campbellien du terme, et c’est un prisme qu’on peut appliquer à plusieurs de vos films comme LA NUIT NOUS APPARTIENT ou AD ASTRA. Mais pensez-vous que Paul, dans ARMAGEDDON TIME, soit un ‘héros’ ?
(Il réfléchit ) Au fil du temps, le terme ‘héros’ a été de plus en plus mal compris. Trop souvent, on pense au terme ‘héros’ comme si on parlait de ‘super-héros’ alors que ce n’est pas du tout la même chose. ‘Héros’ signifie ‘parcours mythique’, pour moi. J’ai un peu pensé à Paul de cette manière même s’il n’obtient pas réellement de succès mythique. Il pourrait dans le futur, cela dit. Et puis, la grandeur de l’analyse campbellienne du mythe réside justement dans le fait que les personnages n’ont pas nécessairement à trouver un succès notable. Il faut avant tout qu’ils aient une partie du mythe en eux. Et je crois que ARMAGEDDON TIME est sur cette ligne, oui.

Quand vous écrivez, est-ce que la mise en scène est déjà là ? Ou est-ce que vous essayez de la laisser de côté ?
La plupart du temps, elle est déjà là. Et souvent, elle finit dans le film. Mais pas toujours, parce que les acteurs y insufflent des éléments et elle doit donc évoluer. Si, en termes de jeu d’acteurs, on était encore en 1948 dans le système des studios, avec l’obligation pour l’interprète d’être bien sur sa marque pour dire sa réplique, ce serait plus facile pour moi d’inclure la mise en scène dans le script. Mais ça ne fonctionne plus comme ça – plus depuis Montgomery Clift et Marlon Brando. Désormais, il faut s’adapter aux acteurs. Il faut trouver un compromis entre ce que l’acteur veut faire et ce que vous aviez en tête. Et souvent, c’est mieux !

Comment naît un film ? Savez-vous ce qui déclenche votre imagination ?
Généralement, mon imagination est déclenchée par une humeur. Je suis dans un certain état d’esprit et une image me vient en tête. Sur ARMAGEDDON TIME, bizarrement, j’ai commencé à penser à la fin. J’ai pensé à un tableau d’Edvard Munch, ‘Nuit à Saint-Cloud’, qui m’a mené à visualiser une lumière de crépuscule bleutée. Je me souviens que j’écoutais The Clash, la chanson ‘Armagideon Time’ et tout ça a fait sens, j’ai eu envie d’évoquer cet instant de ma vie. Tout est parti de là.

Votre cinéma repose sur des contradictions très puissantes : la retenue crée des émotions très fortes, l’intimité engendre de l’ampleur, vos films ont l’air confiants dans ce qu’ils ont à offrir tout en étant très fragiles etc. Même si vous n’aimez pas déconstruire votre travail, est-ce que ces équilibres vous représentent bien en tant qu’homme ?
Ce n’est pas que je n’aime pas déconstruire mon travail c’est… que je ne peux pas ! Si les gens ne comprennent pas ce que je veux exprimer c’est mon erreur, pas la leur. Alors ce n’est jamais facile pour moi de parler de mon travail. Tout ce que vous venez de dire, je le vois dans mes films. Et ces éléments sont, pour la plupart, intentionnels. Mais il y a toujours un point de rupture entre l’intention et le résultat. Ce qui est étrange c’est que, la veille de la présentation du film à Cannes était le dernier jour où ARMAGEDDON TIME était à moi. Depuis, il appartient au reste du monde – ce qui est, en soi, une forme de chagrin. J’aimais qu’il ne soit qu’à moi ! Et ce n’est plus le cas. Maintenant, on va m’en parler et m’en dire plus que ce dont je suis conscient…

Vous pensez qu’avec un projet aussi personnel, vous tournez une page en tant qu’homme et artiste ?
C’est une très bonne question mais il m’est absolument impossible d’en connaître la réponse. En tout cas, pas avant trois ou quatre ans. Parce qu’on ne sait jamais si on progresse ou si on régresse…

Pour poser la question différemment, vers où vous vous voyez aller après ARMAGEDDON TIME ?
Je n’en ai aucune idée. En fait, c’est même un problème. Je ne sais pas si je grandis ou pas. Je ne sais pas quel impact va avoir ce film sur moi. Je ne sais pas du tout ce que je vais faire après. C’est dur parce que je viens de révéler un peu de moi-même et… j’ai la sensation qu’une autre part de moi aimerait réaliser une suite à ARMAGEDDON TIME ! Avec les mêmes acteurs, dans le même environnement. Sauf que je ne sais pas quels seraient les thèmes. Je n’aurais pas envie de faire le même film alors il faudrait que je trouve un épisode de ma vie qui se déroule un peu après. Et je ne voudrais pas faire un film sur un gamin qui devient réalisateur. Ça a déjà été fait et Spielberg lui-même vient de le faire (avec THE FABELMANS, ndlr). J’aurais l’impression de dire ‘Regardez-moi, regardez comme je suis devenu génial’ – je ne veux pas du tout dire que c’est ce que fait Spielberg, c’est juste ce que j’aurais la sensation de faire. Donc je ne sais pas.

Vous devriez faire un film sur les Beatles…
Les Beatles ?

Paul en parle dans ARMAGEDDON TIME et vous-même, vous me les avez déjà cités en interview. Il y a des tas d’éléments dans leur histoire qui, thématiquement, vous iraient parfaitement – la lutte des classes, le désir ou pas de s’insérer, la famille – de sang et celle qu’on se crée –, la relation au père…
Je n’ai jamais rencontré de Beatle. Mais j’ai toujours rêvé d’en rencontrer un. La part de moi qui brûle d’envie de rencontrer une star ne pense qu’aux Beatles ! (Rires.) C’étaient des artistes. Ils se sont saisis de leur succès populaire pour expérimenter et créer de la magie, pour faire des choses qu’on n’attendait pas d’eux. Ils n’ont pas seulement encaissé la monnaie : ils ont utilisé leur expérience – John a fait les Beaux-Arts ; Paul était intrinsèquement artiste ; George, quel génie, son exploration de la culture indienne ; Ringo était le meilleur qui soit pour le contre-temps… Gamin, cette pure nature d’artiste m’avait marqué. Ça avait de l’importance pour moi ! Et ça doit en avoir car on ne peut pas monétiser l’intégrité – c’est d’ailleurs l’une des grandes failles du capitalisme. Les Beatles avaient cette intégrité. Ils prenaient des risques.

Tout ce qu’on peut vous souhaiter alors, c’est que vous puissiez continuer à prendre des risques ?
Je vais tout faire pour ! Je suis très heureux d’ARMAGEDDON TIME. Ça m’enthousiasme d’avoir pu m’exprimer de manière aussi claire et directe. Ça ne veut pas dire que le monde le verra de cette façon. Mais je suis en paix parce que je sais que j’ai fait du mieux que j’ai pu.

ARMAGEDDON TIME, en salles
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