BABYLON : chronique

16-12-2022 - 15:21 - Par

BABYLON : chronique

Après les rêves dansés de LA LA LAND, Damien Chazelle filme le Hollywood de la fin des années 1920 comme un cauchemar. Une fresque pleine de bruit, de fureur, de vomi, de sexe, de sang. Et au milieu, le cinéma. Épuisant, passionnant, radical. Magistral !

 

Des films sur Hollywood, il y en a toujours eu. Des films tragiques, comiques, grinçants qui finissent, quelque que soit leur sujet ou point de vue, par toujours être à la gloire de cette industrie toute-puissante. Hollywood est un monstre qui avale tout et le montrer du doigt, c’est déjà être dans sa gueule vorace. Damien Chazelle le sait et son BABYLON a la démesure, l’outrance, l’audace et même la prétention folle de son sujet. Plus de 3h de spectacle total, hollywoodien (l’usage des stars, le studio) et pourtant personnel (c’est toute la beauté bizarre de ce cinéma). Un film-monstre sur un monstre qui exige du spectateur une attention totale, une sollicitation constante de tous les sens. Au risque de le perdre.

BABYLON suit la trajectoire chaotique de trois personnages entre 1926 et 1933. Une star, Jack Conrad (Brad Pitt, royal) dont le pouvoir et le rayonnement vont décliner à l’arrivée du parlant. Une apprentie star, Nelly LeRoy (Margot Robbie, impressionnante), actrice prête à tout, dont la liberté et l’insolence excitent le public de la fin des années 1920. Et Manny Torres (Diego Calva, la révélation du film), homme à tout faire de l’ombre, véritable rouage silencieux de cette industrie et observateur involontaire de la splendeur et des misères de ce monde de courtisans. Ces trois personnages vont graviter dans un même monde, un même film, sans nouer d’intrigue et Chazelle va orchestrer le temps au fil de leurs rencontres impromptues, de leurs sourires de loin. Certains vont s’aimer en silence, d’autres s’éteindre, toucher les sommets, s’effondrer, s’éblouir sous les flashes, suer sur les tournages, se droguer, baiser, rire et s’enivrer. Tout ça dans un même mouvement. Une sorte de fête ininterrompue où la frénésie d’une industrie, sa capacité à tout avaler, devient le rythme d’une vie. Ainsi, la leçon d’Histoire du cinéma de Chazelle est pleine de sexe, de sang, de vomi, de pets, de sueurs. Il entend raconter Hollywood par les corps, remettre du vivant derrière les images, lutter contre ce glamour qui abstrait et fascine. L’entreprise de Chazelle est ambitieuse et déroutante : célébrer le pouvoir du cinéma en faisant un film profondément prosaïque, parfois trivial même (le film s’ouvre sur un éléphant qui défèque sur la caméra), ramenant constamment le spectateur à sa place. Provocation de petit malin ? Non, plutôt élève studieux qui a potassé son histoire des formes. Par cette mise en scène très appuyée qui exhibe chaque personnage, épuise et étire chaque scène jusqu’à l’écœurement, pousse tous les effets jusqu’au bord du grotesque, Chazelle retrouve la grammaire si particulière du muet où le cinéma montre avant de raconter.

À l’inverse de THE ARTIST qui pastiche les signes distinctifs du muet (noir et blanc, sans le son) sans en retrouver l’essence, Chazelle utilise la virtuosité très contemporaine de sa caméra pour aller chercher de purs effets du cinéma d’alors. Du cinéma des attractions qui sans cesse interpelle le spectateur, lui pointe du doigt à l’image ce qu’il doit voir, joue avec lui, excite ses sens, y compris son dégoût. Mélangeant à la fois le goût du sensationnel de la petite forme muette et la démesure épique des grandes formes (le grand montage sur le pouvoir du cinéma, coda sentencieuse, rappelle la prédication des films de D.W. Griffith) BABYLON oblige le spectateur à désapprendre le récit classique, à se laisser porter par les effets, à vivre chaque séquence, chaque scène pour elle-même. De l’utilisation radicale de la musique – bande son répétitive qui donne l’impression qu’un orchestre joue par-dessus le film comme à l’époque – jusqu’à la répétition et l’étirement des scènes, où se côtoient constamment le sublime et le grotesque (un tournage d’un simili Von Stroheim qui vire au fiasco, une scène de fête qui dégénère, un premier tournage sonore éreintant…), BABYLON est une expérience de cinéma, le film d’un cinéaste qui n’a peur de rien.

Ce que raconte BABYLON, la manière dont il le raconte, frôle constamment avec un mauvais goût qui fait souvent peur. BABYLON ne conte pas l’histoire des vainqueurs mais celle des vaincus. Le film tend à la cinéphilie le visage grimaçant et dégueulasse d’une industrie, filme le cœur pourri d’un monde que le temps et les chefs-d’œuvre ont embelli. Toute la beauté tenace de ce film hors norme tient à cette lucidité et donc à la mélancolie de Chazelle. Traversée du miroir, film à clé (Brad Pitt en simili John Gilbert, Margot Robbie en Clara Bow, etc.), cette fresque est aussi et surtout une relecture noire d’un classique lumineux du cinéma. Parsemé d’indices, de citations et de clins d’œil, BABYLON dialogue constamment avec CHANTONS SOUS LA PLUIE et finit par interroger – dans une scène bouleversante du dernier acte – la dimension politique du récit classique hollywoodien. Réinventer le monde en chantant pour le supporter ou le regarder en face s’autodétruire et pleurer ? La pluie qui claque sous les pas de Gene Kelly sonne aussi comme des larmes.

De Damien Chazelle. Avec Diego Calva, Margot Robbie, Brad Pitt. États-Unis. 3h09. En salles le 18 janvier 2023

 

Note : 5

 

 

 

 

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