OPPENHEIMER : chronique

19-07-2023 - 08:38 - Par

OPPENHEIMER : chronique

Chris Nolan continue de mener le grand spectacle américain vers des territoires singuliers et expérimentaux, entre portrait intimiste et fresque politique. Du très grand cinéma.

 

Au cœur du premier acte d’OPPENHEIMER, le protagoniste lit « La Terre vaine », long poème de T.S. Eliot. Publié en 1922 sur le terreau des désillusions sanglantes de la Première Guerre mondiale, un de ses vers semble a posteriori comme annonciateur de l’ère atomique : « Je te montrerai ton effroi dans une poignée de poussière ». Mais il ne s’agit pas là de l’unique passerelle possible entre ce texte, hanté par la mort, et OPPENHEIMER. Tout comme « La Terre vaine » permit le passage de la poésie anglaise du romantisme au modernisme, Robert Oppenheimer révolutionna son domaine et favorisa son basculement de la physique classique vers la physique quantique. À un niveau plus méta, Christopher Nolan s’évertue quant à lui à l’avènement d’un néo-modernisme du blockbuster, au-delà du classicisme, du modernisme et du post-modernisme, où ses élans d’auteur les plus théoriques et expérimentaux s’épanouiraient dans des spectacles cherchant l’implication du spectateur. De plus en plus, ses films apparaissent comme les manuels de son « cinéma de l’expérience » : TENET exhortait à « ressentir au lieu de comprendre », OPPENHEIMER clame qu’il est « plus important d’entendre la musique que de savoir la lire ». Porté par son désir de rendre palpable des concepts abstraits et des existences singulières, Nolan requérait du spectateur de DUNKERQUE et TENET de questionner son rapport à l’image, au temps et à l’espace. OPPENHEIMER apparaît comme l’aboutissement, ou du moins comme la continuation logique, de cette recherche formelle.

Sur le modèle de « La Terre vaine », qui bascule sans prévenir d’un point de vue à un autre, OPPENHEIMER propose une narration éclatée. Par un simple champ contrechamp sur des gouttes de pluie et celui qui les regarde, suivi d’images indiscernables, visions de formes et d’énergies luttant dans le cerveau du scientifique pour trouver un sens, OPPENHEIMER nous projette dès ses premiers instants dans l’esprit du protagoniste, dans son tumulte. Le film, typiquement nolanien, se présente ensuite comme une montée constante, climax de trois heures qui revêt ici une pertinence toute particulière. Par un montage qui, avec grande maîtrise, joue autant de juxtaposition que de correspondances, le récit se fait course contre la montre et accélérateur de particules ; bombardé d’informations et de stimuli, le spectateur se retrouve au centre d’une réaction en chaîne qui démultiplie les enjeux. Comme TENET ou INCEPTION, OPPENHEIMER n’échappe pas au trop-plein, et laisse parfois l’impression qu’en accumulant de la sorte les images baignées de musique, il survole certaines scènes, incapable de laisser son récit s’épanouir.

Pourtant, cette centrifugeuse fonctionne à plein : l’immersion est totale – d’autant que la caméra de Hoyte van Hoytema, ici experte en gros plans visage, use du grand format comme vecteur d’intimité dans l’ampleur et inversement, et injecte des allures d’épopée à ce qui reste fondamentalement un thriller entre savants et bureaucrates, souvent en huis-clos. C’est ainsi davantage dans les émotions, les regards et les troubles des protagonistes que le spectacle naît, que dans une hypothétique événementialisation de la bombe A – la séquence du test Trinity, bien que très organique, est un exemple de sobriété, jouant davantage sur le silence et un souffle invisible que sur une pyrotechnie putassière. Menotté au(x) personnage(s) par la caméra de Van Hoytema, le spectateur n’a d’autre choix que de se laisser porter d’époque en époque, trois heures durant, dans d’incessants allers-retours entre la jeunesse d’Oppenheimer, le Projet Manhattan, ses conséquences et les années qui suivirent. Ici, passé, présent et futur ne font qu’un, comme s’ils se déployaient dans le même temps. D’instants anodins à de grands moments de cinéma (le discours à son campement après Hiroshima est un sommet cauchemardesque) s’esquisse, par agrégation, un portrait intime de Robert Oppenheimer, ses grandeurs et ses faiblesses, ses triomphes et ses erreurs, ses actes et leurs conséquences, davantage dans l’effusion que dans l’habituelle retenue du cinéaste – que le film soit plus sensuel et sexué là où son cinéma a toujours été chaste n’est sans doute pas un hasard. Tout comme dans TENET, où la silhouette de Nolan émergeait dans celle de Robert Pattinson, impossible de ne pas le voir dissimulé en Oppenheimer, sa quête obsessionnelle, son vœu pieux de contrôle absolu, jusqu’à ce plan comme un aveu, où le cinéaste, qui décrit son approche de l’écriture comme géométrique, filme son personnage fasciné par un tableau cubiste de Picasso.

Du personnage à l’auteur puis, très rapidement, de l’auteur au monde qui l’entoure : parce qu’il délimite très visiblement la démarcation entre le point de vue subjectif d’Oppenheimer (en couleur) et un point de vue objectif sur le récit (en noir et blanc), le film ne se cantonne pas à l’intime et, conjointement au portrait d’un homme, tire avec une fermeté captivante ceux d’un pays, d’une époque et de ses enjeux. Cette Amérique qui craint davantage le socialisme que le fascisme, qui punit sévèrement d’être politisé – à gauche –, où plus aucun dialogue transpartisan n’est possible, gangrénée par la culture de la post-vérité, qui crée son storytelling pour former un grand roman national quitte à en effacer les protagonistes qui la gênent, n’est-elle finalement pas un reflet trait pour trait des sociétés libérales occidentales – la France incluse ? « Pourquoi tu ne te bats pas ? » ne cesse de crier Kitty Oppenheimer à son mari. Comment se battre, comment assumer sa responsabilité dans les horreurs de l’Histoire quand les systèmes en place nous digèrent, nous écrasent, nous réduisent au silence, invisibilisant autant nos actes que notre contrition ? Par ces questions, passionnantes, explorées avec maîtrise, sans fard ni complaisance, OPPENHEIMER ouvre une boucle temporelle, comme une inéluctabilité, où hier et aujourd’hui paraissent si familiers l’un de l’autre que, comme dans TENET, sa fin semble n’être que le début.

De Christopher Nolan. Avec Cillian Murphy, Emily Blunt, Matt Damon, Robert Downey Jr., Jason Clarke, Florence Pugh… États-Unis. 3h. En salles le 19 juillet

 

Note : 5

 

 

 

 

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