Cannes 2023 : THE ZONE OF INTEREST / Critique

20-05-2023 - 16:19 - Par

Cannes 2023 : THE ZONE OF INTEREST / Critique

De Jonathan Glazer. Sélection officielle, Compétition.

 

Jonathan Glazer continue de travailler la notion de regard et force le spectateur à confronter l’horreur. Un geste radical et fort de mise en scène.

Accompagnée de ses enfants, une épouse offre un esquif à son mari pour son anniversaire. Contrechamp : au fond du jardin, par-delà la palissade, s’élève le mirador d’un camp de concentration. Avec sa caméra observatrice, presque fantomatique, usant d’un subtil grand angle comme d’une dissociation, de plans fixes comme d’une sentence, THE ZONE OF INTEREST capte une multitude de moments de vie de la famille Höss, dont le père est commandant d’Auschwitz-Birkenau. Des instants anodins, joyeux, bucoliques. Des rires, des disputes. Sauf qu’entre la poire et le dessert, on discute spoliation des Juifs et performances des fours crématoires ; on prend le goûter en feignant d’ignorer qu’au loin, le nuage de vapeur d’un train traverse l’horizon. L’horreur s’immisce hors champ et en fond sonore, devenant paradoxalement plus frontale. THE ZONE OF INTEREST multiplie les éléments, discrets ou plus visibles, et les agrège en un effet d’accumulation qui, peu à peu, soumet le spectateur. Insupportable ? Évidemment. Le dispositif mis en place par Jonathan Glazer joue sur un contraste volontairement dérangeant : d’un côté le bonheur revendiqué d’une famille « normale » dont le statut repose sur l’entreprise génocidaire ; de l’autre la mort partout, tout le temps, les victimes réduites à ce qu’il en reste – une dent en or, un os, des cendres. Insupportable, aussi, parce que THE ZONE OF INTEREST requiert l’implication du spectateur. Plus qu’aucun autre film, sans le geste actif du public de regarder et d’écouter, THE ZONE OF INTEREST s’effondrerait. Tout le cinéma de Jonathan Glazer se retrouve dans cette notion, lui qui a fait du regard la notion centrale de son travail – le trouble de BIRTH naissait du regard de cette femme veuve sur cet enfant affirmant être la réincarnation de son mari ; le regard de l’alien d’UNDER THE SKIN sur l’espèce humaine et en retour, le regard concupiscent masculin sur son enveloppe charnelle ; les yeux figés, sans vie, des masques de THE FALL ; jusqu’à cette caméra subjective balayant l’image dans le clip de « Karma Police » de Radiohead. Et, au centre, le regard du spectateur sur les personnages eux-mêmes, idée que Glazer mène donc à son apogée dans THE ZONE OF INTEREST, qu’il ouvre sur de longues minutes de musique quasi concrète, sur un banc titre ou un écran noir, cérémonial d’entrée dans le film comme convocation du spectateur et de son attention. Au mépris des règles dramaturgiques classiques, Jonathan Glazer force pendant 106 minutes le spectateur à se laisser submerger par l’horreur. Jamais pour la comprendre, mais pour en ressentir l’inacceptable, l’inexprimable. Regarder et écouter pour être sûr de voir et d’entendre, pour ne pas oublier. Car pendant que des femmes de ménage nettoient les couloirs d’Auschwitz devenu musée, passent l’aspirateur devant les stigmates de millions de morts, un peu partout dans le monde rugissent de nouveau, en 2023, les éructations fascistes, racistes et populistes.

De Jonathan Glazer. Avec Sandra Hüller, Christian Friedel. Royaume-Uni. 1h46. Prochainement

 

 

 

Pub
 
 

Les commentaires sont fermés.