Cannes 2022 : LES NUITS DE MASHHAD / Critique

24-05-2022 - 21:46 - Par

Cannes 2022 : LES NUITS DE MASHHAD / Critique

D’Ali Abbasi. Sélection officielle, compétition

 

Né en Iran, mais émigré en Europe pour étudier et faire du cinéma, Ali Abbasi retourne sur ses terres natales pour détricoter la sinistre carrière d’un tueur en série, qui en dit autant sur le fanatisme de l’acte que l’état moral de la société dans laquelle – et même pour laquelle – il agit. Un tueur de prostituées comme il y en a partout, en vrai et au cinéma, de l’Allemagne à la Corée du sud. Nous sommes en 2001 et Saeed (le monstre Mehdi Bajestani), lui, compte ainsi nettoyer la ville sainte de Mashhad, et il tue au nom de l’imam Reza. Plus elles sont camées, plus elles sont fourbues, plus elles ont pris des coups, plus il faut les éliminer. Et puis finalement, si elles sont jeunes, pleines de vie et bientôt maman, elles n’en sont pas moins sales et impures. Toutes ces femmes sont une honte. Son mode opératoire est bien huilé. Au cœur de la nuit, il sollicite une prostituée, la fait monter sur sa moto, la ramène chez lui, l’étrangle avec son foulard, l’emballe dans du tissu ou dans un grand tapis, embarque son cadavre en selle et le dépose là où il en a déposé d’autres. Il en a déjà tué une bonne dizaine quand le film démarre et, voyeur, scrute le crime en gros plan. Le visage agonisant, les yeux révulsés, les dents noircies par la drogue, les suffocations, le rouge à lèvres étalé par la sueur et les cris : rien ne nous est épargné. Le film a démarré depuis une dizaine de minutes et ce prégénérique glace le sang, donne la nausée mais éblouit par la maîtrise parfaite de l’équilibre entre un réalisme tout iranien et une esthétisation qui nous plonge dans le pur film noir. Par la cruauté, l’utilisation de la ville comme le terrain d’un jeu mortel, on n’est alors pas si loin du THE CHASER de Na Hong-jin. Ici, le goût du glauque peut donner toutefois l’impression d’être autosatisfait et de jouir de la souffrance. Dix minutes et on est déjà prisonniers de la toile du tueur araignée.

Débarque alors une journaliste de Téhéran (Zar Amir Ebrahimi), venue à Mashhad pour relater les faits. Avec elle, c’est tout le commentaire social qui s’éclaire. Dans cette ville, cette femme en avance sur son temps s’étonne d’une enquête qui patine, du peu d’esprit d’entreprise de la police locale. Sa maîtrise du processus policier fait d’elle une héroïne presque postmoderne – comme si elle avait déjà vu tous les Fincher et lu tous les scandinoirs qui sortiraient dans les années à venir. Comme si tenter de dénicher un serial killer sanguinaire ne suffisait pas à la tenir éveillée la nuit, les flics, les juges, les commerçants lui renvoient une image de fille à scandale, elle, la célibataire en Converse, qui mange des kebabs tard le soir et pense déjà à s’infiltrer chez les putes. Alors qu’elle plonge dans le monde interlope des nuits de Mashhad, Saeed tue et tue encore. Au fil des crimes, sa guerre sainte craquelle et laisse entrevoir une perversion bien réelle. Ali Abbasi dépeint une société iranienne aux diverses hypocrisies, la plus malaisante étant celle de laisser proliférer la prostitution et la drogue mais de les condamner fermement. De ne pas vouloir être un état religieux tout en abandonnant la morale du pays à Dieu. Saeed n’est-il pas finalement, un peu comme dans les dilemmes de super-héros movies, le mal que la ville aime avoir à ses côtés ?

Par l’entremise d’un cinéma de genre radical, irrespirable et subversif, plein d’images inédites et « interdites » dans la représentation de la vie en Iran – des relations sexuelles explicites, des tueries très graphiques –, LES NUITS DE MASHHAD raconte le sort qu’on réserve aux femmes – et pas que les prostituées. Dans cette société dirigée par les hommes, elles sont acculées par la misère et la pauvreté ; celles qui sont éduquées ou progressistes sont instantanément jugées. Ali Abbasi n’a pas toujours écrit les pics adressés à l’Iran avec le plus subtil des stylos, mais le film est si noir et si énervé qu’il ne souffre aucune demi-mesure. À distance, une femme brillante chasse un homme médiocre et quand ils vont se trouver sur le chemin l’un de l’autre, c’est alors toute une déréliction collective sociale que le film expose au grand jour. Effroyable tableau d’un pays où la pensée réactionnaire, masculine ou féminine, tue massivement, LES NUITS DE MASHHAD balaie tout soupçon de complaisance envers la violence par un plan final qui rachète toutes les morts en gros plans. Puis dans un épilogue à faire froid dans le dos, Ali Abbasi enclenche un cercle de la violence inarrêtable comme si la justice n’allait jamais assez vite contre les violences faites aux femmes. Au cas où l’on penserait que LES NUITS DE MASHHAD suit un serial killer iranien, on n’a désormais plus aucun doute : il s’adresse à toutes les sociétés malades de la haine des femmes.

D’Ali Abbasi. Avec Zar Amir Ebrahimi, Mehdi Bajestani, Arash Ashtiani. France / Danemark. En salles le 13 juillet 2022

 

 

 

 

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